dimanche 2 décembre 2012

À tous les kékés





I



Franchement, je vous souhaite la bienvenue. Au bout du compte, je ne sais pas trop ce qui vous attend, vous vous démerderez – comme nous. J'ai remarqué que je devenais frileux, avec l'âge : il est possible que ce ne soit pas seulement vrai d'un point de vue physique. Peut-être ai-je désormais besoin d'une petite laine mentale, allez savoir, bande de salopiots.

On devrait se séparer assez vite, vous et moi, mes kékés. Dans les moments où vous commencerez à vous intéresser à certains gouffres féminins (par exemple), et avant de vous aviser du cul-de-sac dans lequel vous vous engagez, je serai, moi, concerné diablement par un autre gouffre, forcément moins tiède et humecté – c'est sans importance.

J'aurais tout de même aimé que vous ayez une vague idée de ce monde disparu (je parle dans le futur, hein ? dans votre âge adulte...), que vous vous sentiez reliés à quelque chose, je veux dire à quelques-uns. Je crains que ce ne soit pas le cas, mais quelle importance ?

Le monde que je quitte sera ce qu'il pourra, vous n'y changerez pas grand-chose de plus que ce que nous en avons fait, vous bricolerez comme nous autres. Parfois, les soirs d'ennui, vous ouvrirez un livre dans lequel on vous racontera ce monde mort. Vous ouvrirez des yeux incompréhensifs, étonnés peut-être, envieux pour certains d'entre vous : ceux-là creuseront jusqu'à plus soif, ils fabriqueront leur malheur, les autres resteront tranquilles, assurés de vivre dans le meilleur monde possible – ce qui sera sans doute vrai.

Enfin, parce qu'il n'y a finalement pas grand-chose d'autre à faire, les armées de kékés se fabriqueront des enfants. Pour meubler leur vie et le monde. Et ils trembleront pour eux, et riront de les voir s'éveiller, et se féliciteront d'avoir fait au moins cela. Ils auront probablement raison.




II


 Je vous souhaite la bienvenue, c'est entendu, mais je ne vous fais pas de cadeau. Je veux dire que je n'ai malheureusement aucun cadeau à vous faire : je sonne chez vous les mains vides. Certains d'entre vous m'en détesteront peut-être, mais je dois le dire : j'ai participé au grand saccage que vous pouvez aujourd'hui contempler autour de vous. C'était il y a longtemps, avant ma mort, mais ce n'est pas une bien vaillante excuse, je m'en rends de mieux en mieux compte.

Songez que les gisants que nous sommes devenus sont nés au milieu des écoles et des bibliothèques, alors qu'il vous faut maintenant, pour espérer lire des livres, de vrais livres, « de grands livres propres comme des aurores de juin » descendre au profond des catacombes où la grande et fragile culture européenne est retournée attendre des temps plus propices. C'est nous qui avons fait cela ; nous qui avons permis que les livres réintègrent les terriers humides et sombres dont ils auront réussi à sortir durant à peine quatre siècles. Nous avons regardé ailleurs, tandis que les bibliothèques infinies et tranquilles se muaient en pistes de danse, les allées pieusement rectilignes en scenic railways pour trottinettes, les rayonnages silencieux en présentoirs à chaussures de sport.

À mesure que s'aggravait le battement cyclopéen de la musique synthétique, l'air s'est raréfié entre les pages ; alors, sous peine d'asphyxie définitive, les grands livres sombres et aphones sont retournés à la crypte originelle. Nous vous sommes comptables de cette désolation ; de cette nuit grisâtre qui a remplacé la vraie, disparue déjà de notre vivant sans que quiconque s'en soucie vraiment.

Nous vous sommes comptables de cela. Que faisions-nous ? C'est ça que vous me demandez, les kékés ? Je vous l'ai dit déjà : on regardait ailleurs. Certains droit devant, aveuglés par les rayons laser et la lumière noire des lendemains radieux ; d'autres, avec moi, assis par terre, n'offraient que leur dos rond aux temps à venir : ils pensaient contempler le passé pour y chercher un enseignement mais ne fixaient que le sol qu'écrasait leur cul, d'un oeil crépitant de fureur vide.

Parfois, l'un d'entre nous se dressait en poussant un bref cri de rage : il avait cru apercevoir l'ennemi, le précieux ennemi. Mais très vite, la troupe inquiétante apparue à l'horizon enfilait les chaussures bariolées disponibles sur les rayonnages, devant les livres qu'elles commençaient à masquer, et leurs têtes se mettaient à dodeliner en cadence des autres. Celui qui s'était levé se rasseyait sous les sarcasmes et les paroles consolatrices – parfois une bonne âme lui résumait ce qu'il avait manqué du feuilleton passant sur l'écran géant, et dont son incompréhensible éclat l'avait un instant distrait.

Bientôt, mes kékés, plus personne ne prit la peine de se lever, sauf pour sauter sur ses rollers et faire deux ou trois tours rapides de la bibliothèque de plus en plus dégarnie d'ouvrages, toujours dans le même sens pour ne pas gêner les déploiements ludiques de tous les autres tournant en même temps que lui.

Lorsque le dernier livre eut été descendu dans les souterrains, que l'on eut déscellé les panneaux indiquant le chemin pour s'y rendre, certains d'entre nous avaient déjà un peu de peine à se souvenir de l'existence des livres ; peut-être à cause de la musique, devenue générale. L'herbe se remit à pousser, maigre et puante, effaçant les chemins.

C'est pour cela qu'il ne vous faudra sans doute pas moins d'une vie longue pour retrouver les pistes du savoir et des jouissances, pour vaincre votre angoisse des profondeurs où la lumière tremblote sans doute encore – du moins je l'espère pour vous.

Et c'est aussi pour cela que, malgré votre jeune âge et votre gentillesse apprise, il y a cet éclair dur dans votre oeil, lorsque vous contemplez ma tombe sans nom, la tête légèrement inclinée sur l'épaule et le poing à la hanche.



III


Les kékés, il faut que je vous entretienne d'un phénomène étrange et capital qui a frappé voici déjà longtemps vos parents, mes voisins de fosse, mes co-locataires de mausolée. Un matin, ils se sont réveillés – tous à la même heure –, et l'idée était là, lumineusement tremblotante sur le mur de la chambre matrimoniale. Ils l'ont reconnue tout de suite, persuadés qu'ils furent alors de son éternité ; et ils la saluèrent.

En réalité, ce qu'ils ont pris ce matin-là pour une idée aussi ancienne que leur pauvre race n'était même pas une idée neuve. C'était l'acide qui allait ronger tout le reste, emporter les digues et les remblais naturels. C'était Satan s'avisant du vide divin et reprenant le monde à la hussarde. L'ange déchu et chassé se rebaptisa Égalité pour se présenter en majesté à vos parents en pleine descente de sommeil.

Chacun de nous – car je fais partie des coupables, même si j'ai manié l'outil avec quelque réticence, au moins au début – se mit à travailler à son règne. On combla les dépressions, arasa les sommets trop voyants, les pics d'orgueil, les hautes falaises de solitude, on dynamita le rocher de cristal baudelairien, coupable de ne pouvoir accueillir tout le monde en ses aspérités miroitantes ; et la terre devint enfin habitable pour les générations futures – vous, mes kékés –, c'est-à-dire plate et semblable à elle-même partout. On la rebaptisa banlieue, au singulier car il ne saurait y en avoir plusieurs.

Puis, le décor planté, on s'attaqua à l'humain. Chacun d'entre nous fit de considérables efforts pour ressembler à chacun. Il y eut bien au début quelques tiraillements cervicaux lorsqu'il fallut ployer la tête afin qu'elle ne dépasse pas celle des autres – qui faisaient la même chose de leur côté. Mais les efforts s'allégèrent rapidement, les nuques s'assouplirent, bien aidées en cela par les polices gymniques qui se mettaient progressivement et progressistement en place.

Les résultats dépassèrent les espérances : vos parents et moi plongeâmes dans l'avenir avant même qu'il fût inventé, conçu. Avec tous le même maillot de bain en laine bleu marine tricotée qui grattait bien un peu l'entrejambe mais auquel on s'habitua très vite, là encore.

La cathédrale laïque déjà bien vermoulue de l'école fut notre premier vrai chantier, le portique glorieux de nos douze travaux d'hercuscules. Essayez d'imaginer, du sein de votre futur, l'effet de scandale que pouvait produire un temple à colonnes à l'entrée d'une banlieue pavillonnaire : pas besoin de vous en dire plus, n'est-ce pas ? On pavillonna le temple en trois coups de pioche, et on le fit en votre nom. On posa la toise sur le crâne du plus petit d'entre vous et il devint élève-étalon pour les siècles des siècles. (Dans le même temps, d'autres équipes travaillaient à supprimer les siècles.) La cure d'amaigrissement fut cordialement reçue et fit du bien à tout le monde. Il y eut évidemment au début quelques esprits chagrins pour nourrir leurs kékés en cachette, mais la soudaine obésité de leur progéniture les trahit assez vite ; la plupart renoncèrent à leur déplorable esprit, à leurs complexes de supériorité absurde, les derniers réfractaires se virent retirer la garde de leur descendance.

Du reste, la méthode se perfectionnait chaque jour, dans le but de réduire les poches de résistance. C'est ainsi qu'on eut l'idée, pour masquer les aspects inévitablement un peu grisâtre de l'égalité parfaite, d'introduire dans son champ uniforme une diversité artificieuse et homéopathique, exemplaire et rédemptrice. Cela fonctionna à merveille : on faisait venir des brassées de malheureux par cargos entiers, on les revêtait de la pourpre, on les exhibait en exemple, les érigeait en paradigme – et l'exemple fut suivi d'enthousiasme, le paradigme reproduit scrupuleusement.

L'école mise en conformité d'avenir, il restait à détruire une citadelle autrement plus redoutable, un bastion effrayant de la supériorité et de l'élection érigées en principes d'existence : l'Art. Le long regard étonné que vous faites, à ce mot, glisser jusqu'à la dalle qui me dérobe à vous me prouve – et je m'en réjouis – que nous y avons pleinement réussi. Voici comment...



IV


 Finalement, mes kékés, je ne vous dirai rien de l'Art. Oui, je sais, j'avais promis. Mais nous autres, gisants, ne sommes tenus à rien, et surtout pas envers vous. On peut avoir été boutiquier, mineur de fond, mage socialiste, cracheur de feu et de poumons, nounou d'enfer ou oiseau de paradis, peu importe : nous n'avons plus de comptes à vous rendre – d'autant moins que nous n'avons jamais été capables de les tenir. Nous sommes la première génération à ratiociner sur le monde futur sans nous être jamais souciés de l'état dans lequel nous mettions le nôtre.

Après nous le déluge ? Oh ! non, même pas : un petit déluge, au moins, ç'aurait eu un peu de gueule ; suffisant à vos occupations pour une demi-génération. Après nous, la fête perpétuelle. La terrible fête dans laquelle nous vous avons englués avant même votre naissance, mes kékés à roulettes. Lumière et bruit : les deux portes de votre enfer. Spots et musique d'ambiance. Géhenn' land. Styx Park enfin avenu. La S.P.R.N. Tartare-Immo vous souhaite la bienvenue dans son nouveau multiplexe de vie terrestre et s'empresse de refermer à clé derrière vous, avant d'aller s'allonger à l'abri de vos regards lourds d'insouciance obligatoire. Société Posthume à Responsabilité Nulle : les promoteurs vous saluent bien...

Nous sommes coupables, c'est entendu, mais ne vous croyez pas innocents pour autant. Savez-vous ce que dit saint Augustin (ne perdez pas votre temps à chercher : il se trouve au rayon le plus profond et le mieux gardé des nouvelles catacombes) dans sa Cité de Dieu, à propos du kéké – pardon : de l'enfant ? Ceci : « Si on lui laissait faire ce qui lui plaît, il n'est pas de crime où on ne le verrait se précipiter. » Scandaleux ? Inadmissible ? Évidemment ! C'est bien pourquoi nous avons détruit le catholicisme. Et nous l'avons fait pour vous ; pour ne pas troubler la fête.

Et puis encore ceci, toujours à votre sujet, dans le Talmud de Jérusalem : « L'enfant ressemble à un porc qui fouille les cloaques. » Intolérable ? Nous n'avons pas toléré non plus. C'e qui vous explique pourquoi les plus angéliques d'entre nous n'avaient au fond qu'un idéal : détruire Israël ; en finir avec les tribus qui refusaient depuis trop longtemps de chanter vos louanges, qui renâclaient à faire leurs les nouveaux cantiques de l'innocence. Peut-être y sont-ils parvenus, en fin de compte ; je ne sais pas : les informations parviennent mal et sporadiquement au royaume subterrestre ; on est quelques-uns à supposer que le sépulcre doit agir comme une sorte de cage de Faraday, mais on n'est sûr de rien.

Enfin, voilà, mes kékés. Il me semblait avoir encore beaucoup de choses à vous dire. Mais à quoi bon ?, quand il est possible de tout résumer par deux décasyllabes écrits il y a cinq siècles et demi :

Frères humains qui après nous vivez,
N'ayez les coeurs contre nous endurcis...

Et, si vous le retrouvez, si sa voix parvient un jour prochain à recouvrir vos flons-flons perpétuels, s'il vous plaît, soyez gentils, et priez Dieu que tous nous veuille absoudre.



V


 Mes petits kékés, avant de prendre congé, je dois encore attirer votre attention sur une chose : il va de soi que vous devez aimer vos mères, mais méfiez-vous-en tout de même. Elles sont toujours prêtes à vous prostituer, pas tellement pour l'argent (qui compte tout de même), mais pour ce qu'on pourrait appeler la gloriole maternelle, afin de faire court.

Un exemple : aujourd'hui, comme très souvent, au 10 de la rue Thierry-Le Luron excellemment nommée, il y avait "casting-de-kékés". Pour un magazine intitulé Parents. Il s'agit d'une sorte de journal dans lequel, au gré des modes psycho-féminines, on explique à vos "mamans" et "papas" le plus court chemin menant de l'appartement familial au divan freudien. Confortable le divan, heureusement : vous n'y échapperez que par miracle, au train où vont les choses, et vous y serez nombreux. Bien entendu, tous les articles meublant cette publication vomie par les enfers se doivent d'être illustrés. Par quoi ? Hein ? Par quoi ?

Des photos de kékés, évidemment. Donc, régulièrement, le magazine lance des appels d'offres, pour trouver de petits couples modernes désirant tirer un peu d'argent de vous, mes drôles. Il les trouve très facilement ; ça se bouscule au portillon (au sens propre : il y a vraiment un portillon...) par dizaines. Il n'y a pas que des mères : France de demain oblige, on voit aussi arriver des papas jeunes-minces-et-souriants (les vôtres, mes fragiles), tout aussi enthousiastes que leurs femelles (vos mères éternelles, hélas) pour aller gagner leur poignée d'euros en vous pilorisant durant d'interminables quarts d'heure face au photographe, aussi professionnel qu'indifférent à vos gesticulations.

Un jour, dans quelques années, vous allez découvrir cela : vous à poil sur une couverture, une tétine dans le bec, une peluche imbécile dans les mains, que sais-je encore ? Vous, petits muets vagissants, vendus, loués, prêtés, vantés par vos parents si attentifs à votre bien-être – disent-ils –, si respectueux de votre...

Non, rien, laissez ; ce n'est probablement pas leur faute. Pardonnez-leur, d'ici quelque temps.

6 commentaires:

  1. Je dois reconnaître une légère ébriété et ne pas pouvoir approuver votre texte dans toute sa splendeur, il n'empêche que vous pourriez virer tout ces lettres antispam à saisir après les commentaires.

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  2. Vous avez repris un texte ancien... (Vous mériteriez qu'on y remette exactement les mêmes commentaires.)

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    1. Mais vous pouvez, ils sont toujours en place !

      Du reste, je vous rappelle que ce blog-ci n'a pas pour vocation d'enregistrer des textes nouveaux…

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  3. Me vient une phrase.
    "Le progrès en Marche".
    Ou "la Marche du Progrès"
    Ordonnée la marche.

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  4. Bonjour Didier, si je puis me permettre, je trouve qu'en plus d'être écrivain, vous êtes poète.
    J'ai beaucoup aimé cette partie de votre Bungalow, que j'ai trouvée émouvante.
    Je stoppe là les compliments car je sais votre agacement pour eux.
    Néanmoins je voulais vous témoigner le plaisir que j'ai eu à lire ces lignes.

    Bonne journée.
    Friendly.

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