I
Franchement, je vous souhaite la bienvenue. Au bout du compte, je ne
sais pas trop ce qui vous attend, vous vous démerderez – comme nous.
J'ai remarqué que je devenais frileux, avec l'âge : il est possible que
ce ne soit pas seulement vrai d'un point de vue physique. Peut-être
ai-je désormais besoin d'une petite laine mentale, allez savoir, bande
de salopiots.
On devrait se séparer assez vite, vous et
moi, mes kékés. Dans les moments où vous commencerez à vous intéresser à
certains gouffres féminins (par exemple), et avant de vous aviser du
cul-de-sac dans lequel vous vous engagez, je serai, moi, concerné
diablement par un autre gouffre, forcément moins tiède et humecté –
c'est sans importance.
J'aurais tout de même aimé que
vous ayez une vague idée de ce monde disparu (je parle dans le futur,
hein ? dans votre âge adulte...), que vous vous sentiez reliés à quelque
chose, je veux dire à quelques-uns. Je crains que ce ne soit pas le
cas, mais quelle importance ?
Le monde que je quitte
sera ce qu'il pourra, vous n'y changerez pas grand-chose de plus que ce
que nous en avons fait, vous bricolerez comme nous autres. Parfois, les
soirs d'ennui, vous ouvrirez un livre dans lequel on vous racontera ce
monde mort. Vous ouvrirez des yeux incompréhensifs, étonnés peut-être,
envieux pour certains d'entre vous : ceux-là creuseront jusqu'à plus
soif, ils fabriqueront leur malheur, les autres resteront tranquilles,
assurés de vivre dans le meilleur monde possible – ce qui sera sans
doute vrai.
Enfin, parce qu'il n'y a finalement pas
grand-chose d'autre à faire, les armées de kékés se fabriqueront des
enfants. Pour meubler leur vie et le monde. Et ils trembleront pour eux,
et riront de les voir s'éveiller, et se féliciteront d'avoir fait au
moins cela. Ils auront probablement raison.
II
Je vous souhaite la bienvenue, c'est entendu, mais je ne vous fais
pas de cadeau. Je veux dire que je n'ai malheureusement aucun cadeau à
vous faire : je sonne chez vous les mains vides. Certains d'entre vous
m'en détesteront peut-être, mais je dois le dire : j'ai participé au
grand saccage que vous pouvez aujourd'hui contempler autour de vous.
C'était il y a longtemps, avant ma mort, mais ce n'est pas une bien
vaillante excuse, je m'en rends de mieux en mieux compte.
Songez
que les gisants que nous sommes devenus sont nés au milieu des écoles
et des bibliothèques, alors qu'il vous faut maintenant, pour espérer
lire des livres, de vrais livres, « de grands livres propres comme des aurores de juin
» descendre au profond des catacombes où la grande et fragile culture
européenne est retournée attendre des temps plus propices. C'est nous
qui avons fait cela ; nous qui avons permis que les livres réintègrent
les terriers humides et sombres dont ils auront réussi à sortir durant à
peine quatre siècles. Nous avons regardé ailleurs, tandis que les
bibliothèques infinies et tranquilles se muaient en pistes de danse, les
allées pieusement rectilignes en scenic railways pour trottinettes, les rayonnages silencieux en présentoirs à chaussures de sport.
À
mesure que s'aggravait le battement cyclopéen de la musique
synthétique, l'air s'est raréfié entre les pages ; alors, sous peine
d'asphyxie définitive, les grands livres sombres et aphones sont
retournés à la crypte originelle. Nous vous sommes comptables de cette
désolation ; de cette nuit grisâtre qui a remplacé la vraie, disparue
déjà de notre vivant sans que quiconque s'en soucie vraiment.
Nous
vous sommes comptables de cela. Que faisions-nous ? C'est ça que vous
me demandez, les kékés ? Je vous l'ai dit déjà : on regardait ailleurs.
Certains droit devant, aveuglés par les rayons laser et la lumière noire
des lendemains radieux ; d'autres, avec moi, assis par terre,
n'offraient que leur dos rond aux temps à venir : ils pensaient
contempler le passé pour y chercher un enseignement mais ne fixaient que
le sol qu'écrasait leur cul, d'un oeil crépitant de fureur vide.
Parfois,
l'un d'entre nous se dressait en poussant un bref cri de rage : il
avait cru apercevoir l'ennemi, le précieux ennemi. Mais très vite, la
troupe inquiétante apparue à l'horizon enfilait les chaussures bariolées
disponibles sur les rayonnages, devant les livres qu'elles commençaient
à masquer, et leurs têtes se mettaient à dodeliner en cadence des
autres. Celui qui s'était levé se rasseyait sous les sarcasmes et les
paroles consolatrices – parfois une bonne âme lui résumait ce qu'il
avait manqué du feuilleton passant sur l'écran géant, et dont son
incompréhensible éclat l'avait un instant distrait.
Bientôt, mes kékés, plus personne ne prit la peine de se lever, sauf pour sauter sur ses rollers
et faire deux ou trois tours rapides de la bibliothèque de plus en plus
dégarnie d'ouvrages, toujours dans le même sens pour ne pas gêner les
déploiements ludiques de tous les autres tournant en même temps que lui.
Lorsque
le dernier livre eut été descendu dans les souterrains, que l'on eut
déscellé les panneaux indiquant le chemin pour s'y rendre, certains
d'entre nous avaient déjà un peu de peine à se souvenir de l'existence
des livres ; peut-être à cause de la musique, devenue générale. L'herbe
se remit à pousser, maigre et puante, effaçant les chemins.
C'est
pour cela qu'il ne vous faudra sans doute pas moins d'une vie longue
pour retrouver les pistes du savoir et des jouissances, pour vaincre
votre angoisse des profondeurs où la lumière tremblote sans doute encore
– du moins je l'espère pour vous.
Et c'est aussi pour
cela que, malgré votre jeune âge et votre gentillesse apprise, il y a
cet éclair dur dans votre oeil, lorsque vous contemplez ma tombe sans
nom, la tête légèrement inclinée sur l'épaule et le poing à la hanche.
III
Les kékés, il faut que je vous entretienne d'un phénomène étrange et
capital qui a frappé voici déjà longtemps vos parents, mes voisins de
fosse, mes co-locataires de mausolée. Un matin, ils se sont réveillés –
tous à la même heure –, et l'idée
était là, lumineusement tremblotante sur le mur de la chambre
matrimoniale. Ils l'ont reconnue tout de suite, persuadés qu'ils furent
alors de son éternité ; et ils la saluèrent.
En
réalité, ce qu'ils ont pris ce matin-là pour une idée aussi ancienne que
leur pauvre race n'était même pas une idée neuve. C'était l'acide qui
allait ronger tout le reste, emporter les digues et les remblais
naturels. C'était Satan s'avisant du vide divin et reprenant le monde à
la hussarde. L'ange déchu et chassé se rebaptisa Égalité pour se présenter en majesté à vos parents en pleine descente de sommeil.
Chacun
de nous – car je fais partie des coupables, même si j'ai manié l'outil
avec quelque réticence, au moins au début – se mit à travailler à son
règne. On combla les dépressions, arasa les sommets trop voyants, les
pics d'orgueil, les hautes falaises de solitude, on dynamita le rocher de cristal
baudelairien, coupable de ne pouvoir accueillir tout le monde en ses
aspérités miroitantes ; et la terre devint enfin habitable pour les
générations futures – vous, mes kékés –, c'est-à-dire plate et semblable
à elle-même partout. On la rebaptisa banlieue, au singulier car il ne saurait y en avoir plusieurs.
Puis,
le décor planté, on s'attaqua à l'humain. Chacun d'entre nous fit de
considérables efforts pour ressembler à chacun. Il y eut bien au début
quelques tiraillements cervicaux lorsqu'il fallut ployer la tête afin
qu'elle ne dépasse pas celle des autres – qui faisaient la même chose de
leur côté. Mais les efforts s'allégèrent rapidement, les nuques
s'assouplirent, bien aidées en cela par les polices gymniques qui se
mettaient progressivement et progressistement en place.
Les
résultats dépassèrent les espérances : vos parents et moi plongeâmes
dans l'avenir avant même qu'il fût inventé, conçu. Avec tous le même
maillot de bain en laine bleu marine tricotée qui grattait bien un peu
l'entrejambe mais auquel on s'habitua très vite, là encore.
La
cathédrale laïque déjà bien vermoulue de l'école fut notre premier vrai
chantier, le portique glorieux de nos douze travaux d'hercuscules.
Essayez d'imaginer, du sein de votre futur, l'effet de scandale que
pouvait produire un temple à colonnes à l'entrée d'une banlieue
pavillonnaire : pas besoin de vous en dire plus, n'est-ce pas ? On
pavillonna le temple en trois coups de pioche, et on le fit en votre
nom. On posa la toise sur le crâne du plus petit d'entre vous et il
devint élève-étalon pour les siècles des siècles. (Dans le même temps,
d'autres équipes travaillaient à supprimer les siècles.) La cure
d'amaigrissement fut cordialement reçue et fit du bien à tout le monde.
Il y eut évidemment au début quelques esprits chagrins pour nourrir
leurs kékés en cachette, mais la soudaine obésité de leur progéniture
les trahit assez vite ; la plupart renoncèrent à leur déplorable esprit,
à leurs complexes de supériorité absurde, les derniers réfractaires se
virent retirer la garde de leur descendance.
Du reste,
la méthode se perfectionnait chaque jour, dans le but de réduire les
poches de résistance. C'est ainsi qu'on eut l'idée, pour masquer les
aspects inévitablement un peu grisâtre de l'égalité parfaite,
d'introduire dans son champ uniforme une diversité
artificieuse et homéopathique, exemplaire et rédemptrice. Cela
fonctionna à merveille : on faisait venir des brassées de malheureux par
cargos entiers, on les revêtait de la pourpre, on les exhibait en
exemple, les érigeait en paradigme – et l'exemple fut suivi
d'enthousiasme, le paradigme reproduit scrupuleusement.
L'école
mise en conformité d'avenir, il restait à détruire une citadelle
autrement plus redoutable, un bastion effrayant de la supériorité et de
l'élection érigées en principes d'existence : l'Art. Le long regard
étonné que vous faites, à ce mot, glisser jusqu'à la dalle qui me dérobe
à vous me prouve – et je m'en réjouis – que nous y avons pleinement
réussi. Voici comment...
IV
Finalement, mes kékés, je ne vous
dirai rien de l'Art. Oui, je sais, j'avais promis. Mais nous autres,
gisants, ne sommes tenus à rien, et surtout pas envers vous. On peut
avoir été boutiquier, mineur de fond, mage socialiste, cracheur de feu
et de poumons, nounou d'enfer ou oiseau de paradis, peu importe : nous
n'avons plus de comptes à vous rendre – d'autant moins que nous n'avons
jamais été capables de les tenir. Nous sommes la première génération à
ratiociner sur le monde futur sans nous être jamais souciés de l'état
dans lequel nous mettions le nôtre.
Après nous le
déluge ? Oh ! non, même pas : un petit déluge, au moins, ç'aurait eu un
peu de gueule ; suffisant à vos occupations pour une demi-génération.
Après nous, la fête perpétuelle. La terrible fête dans laquelle nous
vous avons englués avant même votre naissance, mes kékés à roulettes.
Lumière et bruit : les deux portes de votre enfer. Spots et musique
d'ambiance. Géhenn' land. Styx Park enfin avenu. La S.P.R.N. Tartare-Immo
vous souhaite la bienvenue dans son nouveau multiplexe de vie terrestre
et s'empresse de refermer à clé derrière vous, avant d'aller s'allonger
à l'abri de vos regards lourds d'insouciance obligatoire. Société
Posthume à Responsabilité Nulle : les promoteurs vous saluent bien...
Nous
sommes coupables, c'est entendu, mais ne vous croyez pas innocents pour
autant. Savez-vous ce que dit saint Augustin (ne perdez pas votre temps
à chercher : il se trouve au rayon le plus profond et le mieux gardé
des nouvelles catacombes) dans sa Cité de Dieu,
à propos du kéké – pardon : de l'enfant ? Ceci : « Si on lui laissait
faire ce qui lui plaît, il n'est pas de crime où on ne le verrait se
précipiter. » Scandaleux ? Inadmissible ? Évidemment ! C'est bien
pourquoi nous avons détruit le catholicisme. Et nous l'avons fait pour
vous ; pour ne pas troubler la fête.
Et puis encore
ceci, toujours à votre sujet, dans le Talmud de Jérusalem : « L'enfant
ressemble à un porc qui fouille les cloaques. » Intolérable ? Nous
n'avons pas toléré non plus. C'e qui vous explique pourquoi les plus
angéliques d'entre nous n'avaient au fond qu'un idéal : détruire Israël ;
en finir avec les tribus qui refusaient depuis trop longtemps de
chanter vos louanges, qui renâclaient à faire leurs les nouveaux
cantiques de l'innocence. Peut-être y sont-ils parvenus, en fin de
compte ; je ne sais pas : les informations parviennent mal et
sporadiquement au royaume subterrestre ; on est quelques-uns à supposer
que le sépulcre doit agir comme une sorte de cage de Faraday, mais on
n'est sûr de rien.
Enfin, voilà, mes kékés. Il me
semblait avoir encore beaucoup de choses à vous dire. Mais à quoi bon ?,
quand il est possible de tout résumer par deux décasyllabes écrits il y
a cinq siècles et demi :
Frères humains qui après nous vivez,
N'ayez les coeurs contre nous endurcis...
N'ayez les coeurs contre nous endurcis...
Et, si vous le retrouvez, si sa voix parvient un jour prochain à recouvrir vos flons-flons perpétuels, s'il vous plaît, soyez gentils, et priez Dieu que tous nous veuille absoudre.
V
Mes petits kékés, avant de prendre congé, je dois encore attirer votre attention sur une chose : il va de soi que vous devez aimer vos mères, mais méfiez-vous-en tout de même. Elles sont toujours prêtes à vous prostituer, pas tellement pour l'argent (qui compte tout de même), mais pour ce qu'on pourrait appeler la gloriole maternelle, afin de faire court.
Un exemple : aujourd'hui, comme très souvent, au 10 de la rue Thierry-Le Luron excellemment nommée, il y avait "casting-de-kékés". Pour un magazine intitulé Parents. Il s'agit d'une sorte de journal dans lequel, au gré des modes psycho-féminines, on explique à vos "mamans" et "papas" le plus court chemin menant de l'appartement familial au divan freudien. Confortable le divan, heureusement : vous n'y échapperez que par miracle, au train où vont les choses, et vous y serez nombreux. Bien entendu, tous les articles meublant cette publication vomie par les enfers se doivent d'être illustrés. Par quoi ? Hein ? Par quoi ?
Des photos de kékés, évidemment. Donc, régulièrement, le magazine lance des appels d'offres, pour trouver de petits couples modernes désirant tirer un peu d'argent de vous, mes drôles. Il les trouve très facilement ; ça se bouscule au portillon (au sens propre : il y a vraiment un portillon...) par dizaines. Il n'y a pas que des mères : France de demain oblige, on voit aussi arriver des papas jeunes-minces-et-souriants (les vôtres, mes fragiles), tout aussi enthousiastes que leurs femelles (vos mères éternelles, hélas) pour aller gagner leur poignée d'euros en vous pilorisant durant d'interminables quarts d'heure face au photographe, aussi professionnel qu'indifférent à vos gesticulations.
Un jour, dans quelques années, vous allez découvrir cela : vous à poil sur une couverture, une tétine dans le bec, une peluche imbécile dans les mains, que sais-je encore ? Vous, petits muets vagissants, vendus, loués, prêtés, vantés par vos parents si attentifs à votre bien-être – disent-ils –, si respectueux de votre...
Non, rien, laissez ; ce n'est probablement pas leur faute. Pardonnez-leur, d'ici quelque temps.
Je dois reconnaître une légère ébriété et ne pas pouvoir approuver votre texte dans toute sa splendeur, il n'empêche que vous pourriez virer tout ces lettres antispam à saisir après les commentaires.
RépondreSupprimerC'est fait.
RépondreSupprimerVous avez repris un texte ancien... (Vous mériteriez qu'on y remette exactement les mêmes commentaires.)
RépondreSupprimerMais vous pouvez, ils sont toujours en place !
SupprimerDu reste, je vous rappelle que ce blog-ci n'a pas pour vocation d'enregistrer des textes nouveaux…
Me vient une phrase.
RépondreSupprimer"Le progrès en Marche".
Ou "la Marche du Progrès"
Ordonnée la marche.
Bonjour Didier, si je puis me permettre, je trouve qu'en plus d'être écrivain, vous êtes poète.
RépondreSupprimerJ'ai beaucoup aimé cette partie de votre Bungalow, que j'ai trouvée émouvante.
Je stoppe là les compliments car je sais votre agacement pour eux.
Néanmoins je voulais vous témoigner le plaisir que j'ai eu à lire ces lignes.
Bonne journée.
Friendly.