dimanche 2 décembre 2012

À tous les kékés





I



Franchement, je vous souhaite la bienvenue. Au bout du compte, je ne sais pas trop ce qui vous attend, vous vous démerderez – comme nous. J'ai remarqué que je devenais frileux, avec l'âge : il est possible que ce ne soit pas seulement vrai d'un point de vue physique. Peut-être ai-je désormais besoin d'une petite laine mentale, allez savoir, bande de salopiots.

On devrait se séparer assez vite, vous et moi, mes kékés. Dans les moments où vous commencerez à vous intéresser à certains gouffres féminins (par exemple), et avant de vous aviser du cul-de-sac dans lequel vous vous engagez, je serai, moi, concerné diablement par un autre gouffre, forcément moins tiède et humecté – c'est sans importance.

J'aurais tout de même aimé que vous ayez une vague idée de ce monde disparu (je parle dans le futur, hein ? dans votre âge adulte...), que vous vous sentiez reliés à quelque chose, je veux dire à quelques-uns. Je crains que ce ne soit pas le cas, mais quelle importance ?

Le monde que je quitte sera ce qu'il pourra, vous n'y changerez pas grand-chose de plus que ce que nous en avons fait, vous bricolerez comme nous autres. Parfois, les soirs d'ennui, vous ouvrirez un livre dans lequel on vous racontera ce monde mort. Vous ouvrirez des yeux incompréhensifs, étonnés peut-être, envieux pour certains d'entre vous : ceux-là creuseront jusqu'à plus soif, ils fabriqueront leur malheur, les autres resteront tranquilles, assurés de vivre dans le meilleur monde possible – ce qui sera sans doute vrai.

Enfin, parce qu'il n'y a finalement pas grand-chose d'autre à faire, les armées de kékés se fabriqueront des enfants. Pour meubler leur vie et le monde. Et ils trembleront pour eux, et riront de les voir s'éveiller, et se féliciteront d'avoir fait au moins cela. Ils auront probablement raison.




II


 Je vous souhaite la bienvenue, c'est entendu, mais je ne vous fais pas de cadeau. Je veux dire que je n'ai malheureusement aucun cadeau à vous faire : je sonne chez vous les mains vides. Certains d'entre vous m'en détesteront peut-être, mais je dois le dire : j'ai participé au grand saccage que vous pouvez aujourd'hui contempler autour de vous. C'était il y a longtemps, avant ma mort, mais ce n'est pas une bien vaillante excuse, je m'en rends de mieux en mieux compte.

Songez que les gisants que nous sommes devenus sont nés au milieu des écoles et des bibliothèques, alors qu'il vous faut maintenant, pour espérer lire des livres, de vrais livres, « de grands livres propres comme des aurores de juin » descendre au profond des catacombes où la grande et fragile culture européenne est retournée attendre des temps plus propices. C'est nous qui avons fait cela ; nous qui avons permis que les livres réintègrent les terriers humides et sombres dont ils auront réussi à sortir durant à peine quatre siècles. Nous avons regardé ailleurs, tandis que les bibliothèques infinies et tranquilles se muaient en pistes de danse, les allées pieusement rectilignes en scenic railways pour trottinettes, les rayonnages silencieux en présentoirs à chaussures de sport.

À mesure que s'aggravait le battement cyclopéen de la musique synthétique, l'air s'est raréfié entre les pages ; alors, sous peine d'asphyxie définitive, les grands livres sombres et aphones sont retournés à la crypte originelle. Nous vous sommes comptables de cette désolation ; de cette nuit grisâtre qui a remplacé la vraie, disparue déjà de notre vivant sans que quiconque s'en soucie vraiment.

Nous vous sommes comptables de cela. Que faisions-nous ? C'est ça que vous me demandez, les kékés ? Je vous l'ai dit déjà : on regardait ailleurs. Certains droit devant, aveuglés par les rayons laser et la lumière noire des lendemains radieux ; d'autres, avec moi, assis par terre, n'offraient que leur dos rond aux temps à venir : ils pensaient contempler le passé pour y chercher un enseignement mais ne fixaient que le sol qu'écrasait leur cul, d'un oeil crépitant de fureur vide.

Parfois, l'un d'entre nous se dressait en poussant un bref cri de rage : il avait cru apercevoir l'ennemi, le précieux ennemi. Mais très vite, la troupe inquiétante apparue à l'horizon enfilait les chaussures bariolées disponibles sur les rayonnages, devant les livres qu'elles commençaient à masquer, et leurs têtes se mettaient à dodeliner en cadence des autres. Celui qui s'était levé se rasseyait sous les sarcasmes et les paroles consolatrices – parfois une bonne âme lui résumait ce qu'il avait manqué du feuilleton passant sur l'écran géant, et dont son incompréhensible éclat l'avait un instant distrait.

Bientôt, mes kékés, plus personne ne prit la peine de se lever, sauf pour sauter sur ses rollers et faire deux ou trois tours rapides de la bibliothèque de plus en plus dégarnie d'ouvrages, toujours dans le même sens pour ne pas gêner les déploiements ludiques de tous les autres tournant en même temps que lui.

Lorsque le dernier livre eut été descendu dans les souterrains, que l'on eut déscellé les panneaux indiquant le chemin pour s'y rendre, certains d'entre nous avaient déjà un peu de peine à se souvenir de l'existence des livres ; peut-être à cause de la musique, devenue générale. L'herbe se remit à pousser, maigre et puante, effaçant les chemins.

C'est pour cela qu'il ne vous faudra sans doute pas moins d'une vie longue pour retrouver les pistes du savoir et des jouissances, pour vaincre votre angoisse des profondeurs où la lumière tremblote sans doute encore – du moins je l'espère pour vous.

Et c'est aussi pour cela que, malgré votre jeune âge et votre gentillesse apprise, il y a cet éclair dur dans votre oeil, lorsque vous contemplez ma tombe sans nom, la tête légèrement inclinée sur l'épaule et le poing à la hanche.



III


Les kékés, il faut que je vous entretienne d'un phénomène étrange et capital qui a frappé voici déjà longtemps vos parents, mes voisins de fosse, mes co-locataires de mausolée. Un matin, ils se sont réveillés – tous à la même heure –, et l'idée était là, lumineusement tremblotante sur le mur de la chambre matrimoniale. Ils l'ont reconnue tout de suite, persuadés qu'ils furent alors de son éternité ; et ils la saluèrent.

En réalité, ce qu'ils ont pris ce matin-là pour une idée aussi ancienne que leur pauvre race n'était même pas une idée neuve. C'était l'acide qui allait ronger tout le reste, emporter les digues et les remblais naturels. C'était Satan s'avisant du vide divin et reprenant le monde à la hussarde. L'ange déchu et chassé se rebaptisa Égalité pour se présenter en majesté à vos parents en pleine descente de sommeil.

Chacun de nous – car je fais partie des coupables, même si j'ai manié l'outil avec quelque réticence, au moins au début – se mit à travailler à son règne. On combla les dépressions, arasa les sommets trop voyants, les pics d'orgueil, les hautes falaises de solitude, on dynamita le rocher de cristal baudelairien, coupable de ne pouvoir accueillir tout le monde en ses aspérités miroitantes ; et la terre devint enfin habitable pour les générations futures – vous, mes kékés –, c'est-à-dire plate et semblable à elle-même partout. On la rebaptisa banlieue, au singulier car il ne saurait y en avoir plusieurs.

Puis, le décor planté, on s'attaqua à l'humain. Chacun d'entre nous fit de considérables efforts pour ressembler à chacun. Il y eut bien au début quelques tiraillements cervicaux lorsqu'il fallut ployer la tête afin qu'elle ne dépasse pas celle des autres – qui faisaient la même chose de leur côté. Mais les efforts s'allégèrent rapidement, les nuques s'assouplirent, bien aidées en cela par les polices gymniques qui se mettaient progressivement et progressistement en place.

Les résultats dépassèrent les espérances : vos parents et moi plongeâmes dans l'avenir avant même qu'il fût inventé, conçu. Avec tous le même maillot de bain en laine bleu marine tricotée qui grattait bien un peu l'entrejambe mais auquel on s'habitua très vite, là encore.

La cathédrale laïque déjà bien vermoulue de l'école fut notre premier vrai chantier, le portique glorieux de nos douze travaux d'hercuscules. Essayez d'imaginer, du sein de votre futur, l'effet de scandale que pouvait produire un temple à colonnes à l'entrée d'une banlieue pavillonnaire : pas besoin de vous en dire plus, n'est-ce pas ? On pavillonna le temple en trois coups de pioche, et on le fit en votre nom. On posa la toise sur le crâne du plus petit d'entre vous et il devint élève-étalon pour les siècles des siècles. (Dans le même temps, d'autres équipes travaillaient à supprimer les siècles.) La cure d'amaigrissement fut cordialement reçue et fit du bien à tout le monde. Il y eut évidemment au début quelques esprits chagrins pour nourrir leurs kékés en cachette, mais la soudaine obésité de leur progéniture les trahit assez vite ; la plupart renoncèrent à leur déplorable esprit, à leurs complexes de supériorité absurde, les derniers réfractaires se virent retirer la garde de leur descendance.

Du reste, la méthode se perfectionnait chaque jour, dans le but de réduire les poches de résistance. C'est ainsi qu'on eut l'idée, pour masquer les aspects inévitablement un peu grisâtre de l'égalité parfaite, d'introduire dans son champ uniforme une diversité artificieuse et homéopathique, exemplaire et rédemptrice. Cela fonctionna à merveille : on faisait venir des brassées de malheureux par cargos entiers, on les revêtait de la pourpre, on les exhibait en exemple, les érigeait en paradigme – et l'exemple fut suivi d'enthousiasme, le paradigme reproduit scrupuleusement.

L'école mise en conformité d'avenir, il restait à détruire une citadelle autrement plus redoutable, un bastion effrayant de la supériorité et de l'élection érigées en principes d'existence : l'Art. Le long regard étonné que vous faites, à ce mot, glisser jusqu'à la dalle qui me dérobe à vous me prouve – et je m'en réjouis – que nous y avons pleinement réussi. Voici comment...



IV


 Finalement, mes kékés, je ne vous dirai rien de l'Art. Oui, je sais, j'avais promis. Mais nous autres, gisants, ne sommes tenus à rien, et surtout pas envers vous. On peut avoir été boutiquier, mineur de fond, mage socialiste, cracheur de feu et de poumons, nounou d'enfer ou oiseau de paradis, peu importe : nous n'avons plus de comptes à vous rendre – d'autant moins que nous n'avons jamais été capables de les tenir. Nous sommes la première génération à ratiociner sur le monde futur sans nous être jamais souciés de l'état dans lequel nous mettions le nôtre.

Après nous le déluge ? Oh ! non, même pas : un petit déluge, au moins, ç'aurait eu un peu de gueule ; suffisant à vos occupations pour une demi-génération. Après nous, la fête perpétuelle. La terrible fête dans laquelle nous vous avons englués avant même votre naissance, mes kékés à roulettes. Lumière et bruit : les deux portes de votre enfer. Spots et musique d'ambiance. Géhenn' land. Styx Park enfin avenu. La S.P.R.N. Tartare-Immo vous souhaite la bienvenue dans son nouveau multiplexe de vie terrestre et s'empresse de refermer à clé derrière vous, avant d'aller s'allonger à l'abri de vos regards lourds d'insouciance obligatoire. Société Posthume à Responsabilité Nulle : les promoteurs vous saluent bien...

Nous sommes coupables, c'est entendu, mais ne vous croyez pas innocents pour autant. Savez-vous ce que dit saint Augustin (ne perdez pas votre temps à chercher : il se trouve au rayon le plus profond et le mieux gardé des nouvelles catacombes) dans sa Cité de Dieu, à propos du kéké – pardon : de l'enfant ? Ceci : « Si on lui laissait faire ce qui lui plaît, il n'est pas de crime où on ne le verrait se précipiter. » Scandaleux ? Inadmissible ? Évidemment ! C'est bien pourquoi nous avons détruit le catholicisme. Et nous l'avons fait pour vous ; pour ne pas troubler la fête.

Et puis encore ceci, toujours à votre sujet, dans le Talmud de Jérusalem : « L'enfant ressemble à un porc qui fouille les cloaques. » Intolérable ? Nous n'avons pas toléré non plus. C'e qui vous explique pourquoi les plus angéliques d'entre nous n'avaient au fond qu'un idéal : détruire Israël ; en finir avec les tribus qui refusaient depuis trop longtemps de chanter vos louanges, qui renâclaient à faire leurs les nouveaux cantiques de l'innocence. Peut-être y sont-ils parvenus, en fin de compte ; je ne sais pas : les informations parviennent mal et sporadiquement au royaume subterrestre ; on est quelques-uns à supposer que le sépulcre doit agir comme une sorte de cage de Faraday, mais on n'est sûr de rien.

Enfin, voilà, mes kékés. Il me semblait avoir encore beaucoup de choses à vous dire. Mais à quoi bon ?, quand il est possible de tout résumer par deux décasyllabes écrits il y a cinq siècles et demi :

Frères humains qui après nous vivez,
N'ayez les coeurs contre nous endurcis...

Et, si vous le retrouvez, si sa voix parvient un jour prochain à recouvrir vos flons-flons perpétuels, s'il vous plaît, soyez gentils, et priez Dieu que tous nous veuille absoudre.



V


 Mes petits kékés, avant de prendre congé, je dois encore attirer votre attention sur une chose : il va de soi que vous devez aimer vos mères, mais méfiez-vous-en tout de même. Elles sont toujours prêtes à vous prostituer, pas tellement pour l'argent (qui compte tout de même), mais pour ce qu'on pourrait appeler la gloriole maternelle, afin de faire court.

Un exemple : aujourd'hui, comme très souvent, au 10 de la rue Thierry-Le Luron excellemment nommée, il y avait "casting-de-kékés". Pour un magazine intitulé Parents. Il s'agit d'une sorte de journal dans lequel, au gré des modes psycho-féminines, on explique à vos "mamans" et "papas" le plus court chemin menant de l'appartement familial au divan freudien. Confortable le divan, heureusement : vous n'y échapperez que par miracle, au train où vont les choses, et vous y serez nombreux. Bien entendu, tous les articles meublant cette publication vomie par les enfers se doivent d'être illustrés. Par quoi ? Hein ? Par quoi ?

Des photos de kékés, évidemment. Donc, régulièrement, le magazine lance des appels d'offres, pour trouver de petits couples modernes désirant tirer un peu d'argent de vous, mes drôles. Il les trouve très facilement ; ça se bouscule au portillon (au sens propre : il y a vraiment un portillon...) par dizaines. Il n'y a pas que des mères : France de demain oblige, on voit aussi arriver des papas jeunes-minces-et-souriants (les vôtres, mes fragiles), tout aussi enthousiastes que leurs femelles (vos mères éternelles, hélas) pour aller gagner leur poignée d'euros en vous pilorisant durant d'interminables quarts d'heure face au photographe, aussi professionnel qu'indifférent à vos gesticulations.

Un jour, dans quelques années, vous allez découvrir cela : vous à poil sur une couverture, une tétine dans le bec, une peluche imbécile dans les mains, que sais-je encore ? Vous, petits muets vagissants, vendus, loués, prêtés, vantés par vos parents si attentifs à votre bien-être – disent-ils –, si respectueux de votre...

Non, rien, laissez ; ce n'est probablement pas leur faute. Pardonnez-leur, d'ici quelque temps.

samedi 20 mars 2010

Mon mariage polonais

Elle se prénommait Janina et portait un nom emphatiquement polonais, que je préfère ne pas dévoiler ici, vu la teneur hautement scabreuse du petit récit qui va suivre. Janina est devenue Madame Goux en 1985 et l'est restée jusqu'en 1993, si j'ai bonne mémoire. Flash back.

Janina et moi nous sommes rencontrés sur ce qui s'appelait alors Le Réseau. De petits malins s'étaient avisés, en ces années-là, que les personnes qui appelaient au même moment l'horloge parlante avaient la possibilité de converser entre elles, dans les blancs laissés par les annonces horaires. C'est ainsi que cette bonne vieille horloge était devenue un salon plutôt convivial et assez intensément sexuel – un “lieu de drague”, pour tout dire. Le code était simple : dès qu'un blanc survenait, les quelques hommes en ligne se présentaient et annonçaient ce qu'ils recherchaient : femme, homme, raton laveur, etc.. Les femmes restaient en embuscade silencieuse, ne se manifestant que lorsqu'une voix (ou un prénom, ou autre chose) attirait leur attention. Alors, l'émoustillée demandait à l'inconnu son numéro de téléphone (jamais l'inverse !) et ils n'avaient plus qu'à poursuivre leur conversation par les voies ordinaires. C'est ainsi qu'un soir (une nuit ?), je me suis retrouvé à parler avec Janina. La conversation a été fort longue, se teintant d'un érotisme de plus en plus dense sur la fin – à tel point que je me demande si nous n'avons pas baisé par téléphone, ce premier soir : je crois bien que oui. Contrairement à ce qu'on pourrait penser elles ne sont pas rares, les femmes qui aiment s'envoyer en l'air au téléphone. Et c'est un peu comme le sexe en vrai : plus fatigant pour l'homme car il doit parler presque tout le temps, se creuser la cervelle pour enchaîner les salaceries en crescendo, afin que Madame puisse grimper en mayonnaise de son côté.

Par la suite, étalées sur plusieurs semaines, Janina et moi avons eu plusieurs conversations de ce type, mais nous éloignant toujours plus de l'érotisme initial (l'amour c'est simple comme un coup de fil, mais ça va un moment) pour le remplacer par des confidences babillardes à caractère plus ou moins amical.

Et voilà qu'un soir, elle m'avoue n'aller pas bien. Je m'enquiers, évidemment. Elle m'apprend que sa mère, demeurée en Pologne, est au plus mal et qu'elle craint de ne pas pouvoir la revoir avant sa mort. Car, étant venue en France avec un passeport touristique et étant demeurée à Paris (où elle avait un travail tout ce qu'il y a de plus stable), Janina ne pouvait pas remettre les pieds en Pologne. Sauf – car le rideau de fer commençait à se gondoler sérieusement – si elle épousait un Français, auquel cas les autorités jaruselskiennes ne s'opposeraient pas à son retour dans le monde libre. Et Janina de me demander si, par hasard, dans mes relations, je ne verrais pas quelqu'un susceptible de lui rendre le service de l'épouser.

Je m'entends alors répondre : « Ben, si... Moi ! »

Elle réagit très vite, ma Polonaise sans visage : « Nooon, tu ne peux pas dire ça ! Réfléchis, c'est une question grave ! » Et moi, prenant la mouche : « Mais c'est tout réfléchi ! Je t'épouse, grosse connasse ! »

(Il va de soi, on l'aura compris, que je ne lui ai pas dit “grosse connasse” : c'est juste pour faire genre, 25 ans plus tard...)

Là-dessus, elle se met, la Janina, à parler pognon. Parce que, évidemment, il lui semblait normal de me rétribuer pour cet éventuel mariage. Moi, de mon côté, je sentais bien que j'étais en train de faire une connerie. Mais cette connerie m'amusait et, tant qu'à faire, il fallait aller au bout, non ? Donc, je me fâche (belle envolée de ma part, l'honnêteté faite homme : vous auriez dû me voir...), lui affirme qu'il est hors de question qu'elle me verse le moindre centime pour cette piètre péripétie : notre mariage. Deux jours ou trois plus tard, je raconte cette histoire à Bernalin, que cela amuse beaucoup, mais qui s'inquiète tout de même pour moi. Il a tort de s'inquiéter : dans six mois, il sera mort, ce con, et face à son cancer de merde je peux tout de même me permettre de me marier avec n'importe qui. Enfin, bon, je ne sais pas ce que vous en pensez, mais...

Là-dessus, ma grosse Janina m'assène qu'elle va m'offrir une télé – que je dois considérer cela comme un cadeau et non comme un paiement. Bon, elle semble y tenir, je dis d'accord. Et, tout soudain, se passe le seul épisode torride de notre vie de couple.

À cette époque, je n'avais, comme aujourd'hui, jamais un franc d'avance, mais je m'en foutais. J'invite donc ma fiancée au Globe d'Or, restaurant situé entre Palais Royal et les Halles, tendance Sud-Ouest, tendance cantine-de-Didier-Goux, et qui n'existe plus depuis des années. Durant ce dîner, fort agréable (Janina est une femme point sotte et d'une belle douceur), ma futur épouse me lâche qu'elle n'est jamais allée dans un cinéma porno (ça existait à l'époque) et que l'idée l'excite plus ou moins. Soit : on y va.

Nous nous retrouvons, à Barbès, face à un écran large, observant des bites pénétrant des chattes – enfin, la routine. Janina a cet air émerveillé de l'enfance de qui découvre un univers nouveau. L'affaire l'excite – ou peut-être simplement l'idée qu'elle va devenir prochainement Madame Goux – ; lorsque je prends sa main pour la poser sur ma braguette, elle ne rechigne pas, et me branle gentiment sans décoller ses yeux de l'écran, tandis que, au bout de la rangée où nous sommes assis, un homme se branle lui-même en nous regardant d'un air encourageant.

On ressort assez rapidement de cette salle obscure (parce qu'on se lasse de tout, très vite, et que je dois admettre que je n'ai pas, ce jour-là, jailli impétueusement sur le dossier du siège avant, comme ça se produit dans les films). J'aimerais vous dire que j'ai joui comme une bête, aspergé ma toute neuve fiancée du coude jusqu'au bout des doigts – mais en fait non : même jeune, je ne jouissais pas si facilement, j'avais mon quant-à-soi.

Bref, on se casse et ma grosse Janina me ramène chez elle (j'ai totalement oublié où elle habitait). Là, avant le mariage, pas longtemps avant le mariage, plongé à fond dans le péché de chair, je l'ai fourrée princesse, et elle a eu l'air d'aimer (ou elle a fait semblant, ce qui est toujours possible avec les gonzesses, mais je ne vois pas bien pourquoi, en l'occurrence).

Et ce fut notre seule fusion charnelle : deux jours plus tard nous nous mariâmes et onc ne commerçâmes de ce point de vue.

Lorsque j'ai répondu “oui” au maire du XIXe arrondissement de Paris, ce jour de 1985, j'avais une très sévère gueule de bois – ce qui ne devrait surprendre personne. Je suppose que j'avais dû saisir le prétexte de cet enterrement de vie de garçon pour rentrer chez moi vers quatre heures du matin, et me relever à neuf dans le but d'être à l'heure à mon mariage. Mon témoin était un oncle de la mariée, qui parlait français avec un accent polak à trancher à la hache. – Rien à dire de particulier quant à cette brève cérémonie. Au sortir de la mairie, je me suis dépêché de quitter tout le monde, car on était en semaine et j'étais attendu à mon boulot.

Deux ou trois jours plus tard, mon ami Jef m'a embarqué dans sa voiture et, de Neuilly où nous travaillions alors tous les deux, m'a conduit au centre commercial de La Défense, où nous avons chargé le téléviseur à moi offert par la nouvelle épousée. Le soir même, pour qu'il n'excite pas les convoitises des noctambules, Jef a monté le poste en question dans son appartement, où il a passé l'intégralité de son existence de poste, vu que je ne suis jamais venu le chercher : n'e passant aucune soirée chez moi, je n'avais nul besoin d'une télévision.

Et, là-dessus, j'ai paumé mon épouse.

Je me souviens qu'elle m'a appelé un après-midi, à peu près un an plus tard, alors que mon environnement professionnel immédiat venait de sévèrement me concasser les burettes, ce qui fait que je lui ai répondu assez sèchement ; trop sans doute. Du coup, pensant qu'elle m'importunait, elle a cessé de m'appeler – et moi aussi. Lorsque je me suis dit que, tout de même, je pourrais prendre de ses nouvelles, elle avait déménagé et je n'ai pas réussi à la joindre. Quant à elle, sans doute considérant que lui parler m'était désagréable, elle s'est gardée de me rappeler. C'est comme ça que nous nous sommes perdus. Le plus fort est que, entre notre mariage et l'évaporation de Janina, sa vieille Polonaise de mère s'était mise à aller beaucoup mieux, rendant ainsi notre union sans objet, et donc d'autant plus farcesque. Et les années passèrent...

J'avais tellement bien oublié l'aventure que, lorsque l'Irremplaçable et moi avons acheté notre première maison, à Beaulieu-sur-Loire, en 1992, j'ai répondu “non” au notaire qui voulait savoir si j'étais marié. Je suis donc passé pour un parfait branquignol lorsque je l'ai rappelé, quelques heures plus tard, pour lui dire en gros : « Ah, Maître, au fait, je me suis trompé : je suis marié, mais j'avais complètement oublié... »

Autre épisode burlesque, lié à l'intrigue principale, lorsque ma mère, préparant sa retraite, en 1993, à eu besoin de tout un monceau de papiers officiels, et que sur l'un d'eux elle a découvert que son fils aîné préféré était marié depuis huit ans – car je n'en avais évidemment rien dit à mes parents.

1993, c'est aussi l'année où Catherine a commencé d'être démangée par le prurit des justes noces. J'ai donc entamé une procédure de divorce, chose que je pensais impossible en l'absence de ma femme mais qui s'est avérée tout à fait faisable – et donc fut faite. Ce divorce était encore tiède quand j'ai épousé Catherine en octobre 1994.

L'épilogue se déroulera en 1997, alors que nous vivions désormais, et pour peu de temps, dans la riante petite cité médiévale de Villeneuve-la-Garenne – Hauts-de-Seine. Un soir, coup de téléphone, voix de femme, accent slave. « Didier ? Bonsoir, c'est ta femme !... » Et moi, du tac au tac : « Non, mon ex-femme : nous sommes divorcés depuis quatre ans ! » Janina a eu le bon goût d'en rire. Et même de me dire que ça l'arrangeait puisqu'elle vivait désormais avec quelqu'un. J'aurais pu lui reprocher cet adultère flagrant, mais je me suis abstenu. On a conversé quelques minutes, mais je ne sais plus de quoi, et on a raccroché.

C'est la dernière fois que nous nous sommes parlé. Mais allez donc savoir, avec ces Polonaises.

mercredi 24 février 2010

Généalogie




mercredi 21 février 2007

Charlot boulanger


Au commencement était le trottoir jaune. On l'appelait comme ça en raison de sa couleur (pas très futé, hein ?), de la même teinte ocre que la pierre ardennaise dont on se servait pour construire les maisons, avant l'ère des pavillons, qui a tout réglé.

Le trottoir jaune était de l'autre côté de la frontière, matérialisée par l'asphalte à bout de souffle du boulevard Fabert. D'un côté – à gauche, en tournant le dos au pont enjambant la prairie –, le territoire des hommes : sous-préfecture, chambre de commerce, hôtel Léopold. Plus deux ou trois demeures de riches – appelons-les « hôtels particuliers », pour faire plaisir à leur mémoire – et la petite maison de Mme Joly, où j'allais parfois, distraire sans le savoir sa vieillesse et son ennui, et où l'Irremplaçable Épouse et moi-même séjournerons quelques mois, une petite quarantaine d'années plus tard.

Derrière encore, il y a les casernes, afin de ne pas oublier qu'on est à quelques kilomètres de la frontière belge et que les Allemands ne sont jamais bien loin ni tout à fait endormis – enfin, on ne sait jamais. À l'époque, on a encore des ennemis tellement identifiables qu'ils en deviennent bons enfants – ça va bientôt changer.

La sous-préfecture et la chambre de commerce ont cette particularité qu'elles ne sont réellement habitées que par des concierges et leurs familles : les De Pottère dans le premier cas, les Jadoulle dans le second (les Jadoulle, j'en suis : regardez bien, le petit blond maigrichon, au centre de la photo mal prise, c'est moi). Les autres occupants de ces deux grosses maisons carrées à trois étages sont trop importants, trop sérieux et trop bien habillés pour imprimer la rétine des enfants.

De l'autre côté du boulevard, le trottoir jaune, première échappée sur la Prairie, promesse d'ailleurs, fracture inconnue, ouverture sur l'étrange, essentiellement voué à l'apprentissage du vélo – avec petites roulettes d'abord, puis sans.

La prairie, c'est un gouffre. Une béance, une pente que rien ne peut terminer, une peur et une excitation – l'une par l'autre. Si l'on en croit les adultes, cet espace herbu séparant Sedan de Torcy serait l'emplacement des anciennes fortifications de la ville. Bon. Moi, je veux bien. En réalité, je n'en crois pas un mot, autant que cela soit dit. Je maintiens : la prairie est un gouffre, un espace inutile mais plutôt vaste et impressionnant, du rien enjambé par un pont, très long, à peine terminable, que l'on ne peut franchir que si l'on a sa main dans celle d'une grande personne et si l'on marche bien droit sur le trottoir.

À l'autre extrémité du pont – dans un autre monde, autant dire –, il y a une vie grouillante, mais étrange, parce qu'elle ne fait pas réellement partie du monde connu. Un garage (peut-être Citroën), juste à droite, quand la prairie se termine et qu'on reprend pied sur du solide. Garage immense, dédaigneux de nous, dont on se demande comment il condescend à accepter des voitures de taille ordinaire.

(Le même genre que le garage de Philippe (mon frère cadet), qui doit traîner sur le parquet de notre chambre commune, à Lahr, Allemagne – Glockengumpen (la « Cité des cloches » : ils l'ont fait exprès, tu crois, les Boches (comme ne cessera jamais de dire mon grand-père, René, mais d'une voix douce, exempte de rancoeur) ? Pour se venger discrètement de notre occupation? Possible...) – bloc 2, deuxième étage – porte au fond du salon – à gauche de la télé (noir et blanc et qui est systématiquement en panne dès qu'on rentre de vacances) –, mais d'une taille et d'une solidité qui nous font croire qu'il restera là de toute éternité, et qu'il était déjà là de toute éternité.)

En face du garage, la boulangerie. Boulangerie Charlot, si je me souviens bien. Qui existait encore lorsque l'Irremplaçable et moi sommes revenus ici, suite à une idée parfaitement stupide – une sorte de sacrilège temporel (en ce qui me concerne), une volonté absurde de violenter le cours des choses. Du coup, la sentence est tombée : plus de boulangerie, désormais. Une boutique béante, poussiéreuse et déserte. Un souvenir de vie.

En face de Charlot, la charcuterie Michaut (avec un « d » ou un « t » ? C'est comme les Dupondt : on ne saura pas). Et d'autres magasins, mais, ceux-là, on n'y va jamais. Plus loin que Michaudt et Charlot, c'est impossible. Ou alors, c'est pour les parents seuls, des courses sérieuses, quand on n'est pas là.

Donc, on revient au trottoir jaune. Le boulevard Fabert, dans cette période assez courte de son histoire, s'est offert le luxe d'être une voie fantôme. Ou presque. Jugez-en : il part d'un pont n'enjambant rien pour aboutir à nulle part. Asphalté, il n'est pourtant pas rue, ni route, même pas voie de communication. Terrain de jeu pour nous. Petite frontière gentille et souriante entre le monde tel qu'il va et le trottoir jaune.

Monde fermé pour tout le monde, ouvert pour nous.

Cul-de-sac, poche de rêve.




vendredi 23 février 2007


Un pont trop loin


Revenons donc au boulevard Fabert – Sedan, Ardennes. À l'origine, et de nouveau maintenant, il reliait un pont à un autre : partant de celui qui enjambe la prairie, il aboutissait à cet autre qui permettait de franchir la Meuse – enfin, un bras de Meuse. Mais, durant la guerre, il avait été bombardé, comme il se doit. Je n'ai jamais réussi à savoir avec certitude s'il avait été détruit par les Français refluant sous la percée germanique, en 1940, ou bien par l'armée du Reich avançant, ou encore par l'aviation anglo-américaine en 1944, ou enfin par les Allemands avant de rentrer chez eux.

Bref, l'enfance fut une terre sans pont, un fleuve impassible mais infranchissable, un pied de nez à la vocation du boulevard Fabert, dont, certains jours, on percevait l'impatience à retrouver sa dignité de voie passante. Fréquenté uniquement par ses rares riverains et les clients du Léopold, il en devenait aimablement traversable, innocemment transgressible (nouvel adjectif que je suis heureux de pouvoir vous offrir, car il est désormais bien au point). De l'autre côté, bordé d'arbres aux grosses racines arthritiques, le trottoir jaune nous attendait sans impatience notable.

À son bord droit, la prairie s'étendait en contrebas, après un talus de deux ou trois mètres aboutissant à une double rangée de barbelés fatigués, très facile à franchir – mais c'était interdit. En face, très loin, l'église de Torcy désignait le ciel du doigt et sonnait les heures sans faiblir, avec une sorte d'indifférence au temps humain.

J'ai oublié de dire que le trottoir jaune était un pays sur quoi régnait toujours un grand soleil et où l'été avait de nettes tendances à l'éternité. La preuve : le camping et les bains.

Tout au bout du trottoir jaune, après un brusque coude sur la droite, commençait la rampe goudronnée permettant d'accéder au terrain de camping et aux bains. Car, à cette époque invraisemblablement lointaine, les Sedanais se baignaient dans la Meuse, où j'ai moi-même appris à nager, en même temps que mon oncle Patrick, de trois ans mon aîné seulement, par un mois de juillet calamiteux (seul souvenir de non-été, donc) – les doigts et les oreilles bleuis de froid après chaque leçon matinale.

Dès que mon enfance a eu le dos tourné, les hommes ont inventé les piscines chauffées, et la décadence de la France a pu commencer.




samedi 24 février 2007


Le Pêcheur dans la prairie


Au moins dans la phase d'initiation, faire du vélo sur le trottoir jaune n'était pas une mince affaire. En raison des nombreux cailloux qui hérissaient son dos sablonneux et des grosses racines vertébrantes dont j'ai déjà parlé plus haut. Le samedi et le dimanche, il fallait en plus compter avec les familles se rendant aux bains. Mais comme le trottoir d'en face, côté adultes, était presque totalement défoncé et jonché de touffes d'herbes entre ses grandes plaques mal pavées, il n'y avait pas le choix.

Certaines années, la Meuse sortait de sa naturelle somnolence, se jetait brusquement hors de son lit, comme après un cauchemar, et venait envahir la prairie, qu'elle devait prendre pour son ancien cours, trompée en cela par l'existence du pont. Car beaucoup de fleuves, lorsqu'ils aperçoivent un ouvrage d'art, même médiocre, résistent difficilement à l'envie de passer dessous. C'est presque une politesse qu'ils croient lui faire, en le rendant à sa vocation d'origine – une façon de l'anoblir.

Au bout de quelque temps, réalisant son erreur, mieux éveillée, ou au contraire à nouveau fatiguée par toute cette énergie dépensée, la Meuse retournait se coucher. C'est alors qu'intervenait mon grand-père, René.

En se retirant, le fleuve laissait de nombreux trous emplis de son eau, que je qualifierais volontiers de limoneuse, si me prenait envie de faire mon intéressant. Ces cuvettes naturelles constituaient le dernier refuge de nombreux poissons qui, presque aussi cons que les oiseaux, n'avaient pas su prévoir le retour à la normale de leur univers et se retrouvaient piégés dans ces nasses. René n'avait plus qu'à les cueillir à l'épuisette, exploit qui me laissait muet d'admiration et de respect. La journée était d'autant plus belle que, par exception, nous avions le droit de descendre dans la prairie afin d'assister à la cérémonie, aussi intimidés et fiers que des enfants de choeur admis pour la première fois à la table de l'autel.

Ensuite, mon grand-père et moi (mais surtout lui) sortions deux des chaises cannelées de la cuisine et nous allions nous asseoir, dos à la chambre de commerce, pour guetter les pigeons.




samedi 24 février 2007


Le Maître des pigeons


René, mon grand-père maternel, avait deux passions, la chasse et la colombophilie, qu'il ne mélangeait pas – jamais de tir au pigeons, donc. Laissons la chasse de côté, si vous le voulez bien, au moins pour le moment : puisque j'ai commencé à parler des pigeons à la fin du précédent message, il s'agirait de conserver un minimum de cohérence.

Le colombier était installé au premier étage d'une dépendance de la chambre de Commerce, sur la gauche de la dite chambre qui, à cette époque conservait encore une assez belle unité d'architecture, des proportions harmonieuses – et cette couleur ocre de la pierre qui, se mariant avec le gris des ardoises du toit et des combles, dégageait toujours une discrète mélancolie septentrionale, même sous le plein soleil d'août. Au fil des années, cette bâtisse un brin solennelle mais nullement prétentieuse s'est vu adjoindre un certain nombre d'annexes toutes plus hideuses les unes que les autres, qui ont fini par tuer jusqu'au souvenir de son élégance. Je ne sais pas comment ça se passe par chez vous, mais, dans les Ardennes, plus l'économie se délabre, plus la chambre de Commerce grossit.

Mais revenons au pigeonnier, mot en vigueur dans la famille Jadoulle, de préférence à colombier. Le premier niveau de cette dépendance devait servir plus ou moins de débarras, de réserve pour les outils et la tondeuse à gazon de René, de hangar à bois de chauffage – sans doute tout cela à la fois.

À l'étage, qu'on appelait grenier, se trouvait le pigeonnier, à droite, au bout d'un petit couloir très sombre et très poussiéreux. Juste en face de l'escalier, une chambre avait été aménagée pour mon oncle Bernard, avant son engagement dans les parachutistes. Pièce isolée du reste de la petite maison de concierge, où il m'est arrivé de dormir lorsque mes cousins plus jeunes emplissaient tous les lits disponibles de l'habitation principale. La nuit, on y entendait le raclement des pattes de pigeons sur le sol et ça filait un peu les chocottes, je vous le dis tout net. Comme il était hors de question d'avouer, au matin, ces petites frayeurs nocturnes, je finissais par me persuader qu'en effet je n'avais pas eu peur du tout. Et j'y retournais le soir même, pas plus fier pour ça.

Régulièrement, René sélectionnait une douzaine ou plus de ses voyageurs bagués, les enfermait dans une malle en osier, laquelle était chargée dans une camionnette et transportée à quelques centaines de kilomètres de là, parfois moins, à un endroit où les pigeons pouvaient retrouver de très nombreux congénères, venus principalement du Nord de la France et de Belgique, régions où la colombophilie est presque aussi populaire qu'en Provence la pétanque – et néanmoins nettement moins conne.

Là, à une heure dite, on ouvrait toutes les malles, et les pigeons prenaient leur envol, un spectacle que j'aimerais bien revoir un de ces jours, à condition d'avoir l'assurance formelle qu'aucun de ces volatiles ne me chiera sur la tête avant de prendre la route du retour.

Ces centaines d'oiseaux tournaient un moment au-dessus de leur lieu d'envol, prenaient le vent, ou je ne sais quoi, avant de se répartir par bandes pour filer dans toutes les directions : ciao, à la prochaine, vous je ne sais pas, mais moi, faut que je rentre.

Naturellement, chaque colombophile savait assez précisément le temps qu'il faudrait à ses pigeons pour rejoindre le colombier natal. Donc, un peu avant l'heure estimée, nous sortions les chaises cannelées et j'allais m'asseoir à côté de René, pour guetter ses voyageurs. Je n'aurais pas été plus tendu, anxieux, si j'avais été chargé de guetter la cavalerie, alors que les Indiens criblaient de flèches nos chariots disposés en cercle sur la prairie.

René mettait ce temps mort à profit pour me parler du pigeon, sa vie, son oeuvre, ou bien pour me faire peur en retirant son dentier. Une petite peur délicieuse, rassurante, parfaitement balisée, sans aucun recoin inconnu, que je ne manquais pas de réclamer si elle tardait trop à venir pour mon goût.

Enfin, les premiers pigeons s'annonçaient. Et c'est là que les nerfs du colombophile sont mis à rude épreuve. À cette époque – je ne sais pas comment c'est de nos jours, mais ç'a dû bien changer (ma pauv' dame) –, le maître des pigeons possédait une grosse horloge cubique dans laquelle il devait introduire la bague de l'oiseau, afin d'avoir une preuve de l'heure à laquelle il avait effectivement réintégré le pigeonnier. Encore fallait qu'il y entre, pour pouvoir ensuite être attrapé. Or, certains – des fortes têtes, ou des adolescents en pleine révolte contre l'autorité – prenaient un plaisir que l'on suppose malin à se percher sur la gouttière, sur le faîte du toit ou même, comble de sadisme, sur le rebord de la fenêtre du colombier, et à y demeurer pendant des minutes qui paraissaient alors à leur point d'étirement maximal. René a vu plusieurs coupes lui échapper, à cause de ces cabochards...

Mais sa vengeance se produisait tôt ou tard, au maître des oiseaux. Quand nous arrivions à Sedan pour les vacances, il assouvissait ses pulsions meurtrières en tordant trois ou quatre cous, sous le commode prétexte que mon père adorait le pigeon. Lequel était ensuite accommodé par Suzanne, généralement avec des petits pois et des lardons.

Si les pigeons s'étaient tenus particulièrement à carreau durant la semaine précédant notre venue, c'était les lapins qui trinquaient. Un mini holocauste était déclenché par Suzanne, dans l'une ou l'autre des « cabanes » qui s'alignaient entre la maison et le pigeonnier, derrière une épaisse haie de je ne sais quoi. Un carnage légitimé par le fait que mon père adorait également le lapin, spécialement badigeonné de moutarde.

Bref, on ne mourait jamais de faim, boulevard Fabert, et les aller-retour à vélo sur le trottoir jaune, après les repas, n'étaient pas vraiment superflus. Mais je vous parle d'un temps qui remonte à avant l'invention du cholestérol et des triglycérides, n'est-ce pas...

Quand on en avait assez du trottoir jaune et de la prairie, il restait encore comme terrain de jeux le parc entourant la chambre de Commerce, à condition que l'on fût samedi ou dimanche et que les Importants aient évacué les lieux pour aller prendre un repos sans doute très mérité, entre leurs épouses acariâtres et leurs enfants idiots.

Ce parc de la chambre de Commerce allait avoir une importance décisive dans mon existence, puisque c'est là que je rencontrai l'Irremplaçable Épouse, un certain 13 juillet.

Elle avait quatre ans, et moi moins huit mois.




dimanche 25 février 2007


Portrait de groupe
avec petite frisée gracieuse


Le 13 juillet 1955, mon père et ma mère s'épousaient donc devant Dieu, en l'église Saint-Charles de Sedan, ancien temple protestant récupéré par les apostoliques et romains. La veille, ils avaient fait la même chose devant M. le maire : ce sont des gens qui, tout jeunes, avaient déjà de la suite dans les idées et mettaient une certaine cohérence dans leurs actes. La cérémonie civile avait eu lieu à Châlons-sur-Marne, où vivait ma mère, ville sans charme ni intérêt, que de pompeux imbéciles ont rebaptisée depuis Châlons-en-Champagne.

Revenons en l'église Saint-Charles. « Ta mère valait bien une messe », a souvent dit mon père en parodiant le Béarnais (pas François Bayrou, celui d'avant). Je suppose qu'il n'a pas trop regretté cet investissement spirituel durant les cinquante-deux années qui ont suivi.

De toute façon, pour épouser Christiane, il fallait effectivement en passer par là : on imagine mal Suzanne tolérer qu'il en fût autrement. Ma grand-mère est une femme très carrée dans ses convictions, même si elle est toute en rondeurs par ailleurs. On sent bien que, pour elle, le mariage civil est une innocente plaisanterie, une espièglerie de gamin républicain à laquelle on se plie pour avoir la paix. La vraie affaire, c'est devant l'autel qu'elle se joue.

Et je peux fournir la preuve de ce que j'avance. Arrivant la veille au soir de Châlons, légalement mariés donc, mes parents se sont vu imposer par Suzanne un impératif catégorique : n'étant point encore unis par le sacrement, il était hors de question qu'ils dormissent ensemble – la chose n'était pas négociable.

C'est ainsi que, pour leur première nuit de couple marié, Christiane a dormi avec Suzanne et Daniel – dit Dany, comme il se doit – avec René, dans la chambre voisine. Il faudrait faire des recherches plus approfondies, mais je crois pouvoir hasarder que mon père est très probablement le seul homme à avoir passé sa nuit de noces avec son beau-père. Conséquence heureuse tout de même : les mariés étaient parfaitement reposés le lendemain matin, pour la cérémonie religieuse.

Saint-Charles, donc. Il fait un soleil radieux, une chaleur quasiment provençale. Les cloches se mettent à sonner, les portes de l'église s'ouvrent à deux battants et les mariés apparaissent au haut des marches, souriants, radieux, forts de toute la jeunesse du monde. Car le monde était terriblement jeune, en 1955 – n'écoutez pas les oiseaux déplumés de mai 68 qui tenteront de vous faire croire qu'avant eux les rues de France étaient peuplées de vieillards fantomatiques et perclus : il suffit de regarder ma mère paraître sur le parvis de Saint-Charles pour se convaincre du contraire.

Jeune sergent de l'armée de l'air, mon père a revêtu son grand uniforme – ce qui a eu l'avantage d'éviter l'achat d'un costume dont il n'avait pas le premier sou. Ma mère arbore la traditionnelle robe blanche, sans laquelle, en ces temps, aucune jeune fille convenable n'aurait envisagé de se marier.

Mais Christiane Jadoulle est-elle vraiment une jeune fille convenable, en ce 13 juillet ? Il est permis d'émettre quelques discrètes réserves sur ce sujet. Car, sous la robe immaculée, dans les plis confortables de ce ventre supposément toujours en jachère, se love un minuscule foetus d'un mois – le même qui, bien des années ensuite, aura toutes les peines du monde à redescendre sous la barre des cent kilos.

Lorsqu'il viendra au monde, ce Didier, Jean-Louis, le 19 mars 1956, on expliquera à Suzanne que ses quatre kilos et quelques sont ceux d'un prématuré. Ma grand-mère fera semblant d'y croire – crédulité qui, de la part d'une mère de sept enfants reste aujourd'hui encore sujette à caution, je trouve.

Pour le moment, il se trouve bien au chaud et au calme, sur le parvis de l'église Saint-Charles. Il n'entend pas la volée des cloches. Il ne voit pas les dizaines de pigeons voyageurs lâchés au même moment par les amis colombophiles de René. Dans son édition du lendemain, L'Ardennais publiera une photo de l'événement, où l'on peut voir un pigeon, les ailes éployées, juste au-dessus de la tête voilée de ma mère, telle une colombe de la paix.

(Là, je vous laisse à tous une minute de répit, pour vous émouvoir tranquillement de la beauté de la scène … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … )

Voilà. Autour du couple vedette se pressent les demoiselles d'honneur. Ce sont essentiellement les soeurs cadettes de ma mère (Christiane est l'aînée des cinq filles Jadoulle), mais il y a également une « pièce rapportée ». On la repère facilement, cette mignonne petite frisée de quatre ans, très gracieuse dans sa robe bleue toute neuve.

Elle s'appelle Catherine. Trente-neuf ans plus tard, elle deviendra l'Irremplaçable Épouse du minuscule foetus déjà évoqué, transformé par les années en un barbu redondant et aviné.

Mais que fait-elle donc ici, sur le parvis de Saint-Charles ? s'interroge forcément le peuple ébahi. Serait-il possible qu'elle soit déjà occupée à LE surveiller ? Je vous en prie : ne prêtons aucune noirceur, aucune bassesse à la petite frisée gracieuse. La réalité est tout autre et plus simple. Et elle sera pour la prochaine fois.




lundi 26 février 2007


Le Poumon, vous dis-je !


Mémé Denise était une grand-mère fluette et oblique. En fait, c'est simplement sa tête qui était penchée. (Et, déjà, la consternation, la stupeur mêlée d'incrédulité : je ne parviens absolument pas à me souvenir de quel côté elle s'inclinait. Pour le savoir, on pourrait téléphoner à ma mère, notez. Mais ça prendrait encore un temps fou, à cause de tout ce qu'il y aurait à dire et à entendre d'autre, alors bon.)

Ce défaut de droiture dans le port était dû à la tuberculose contractée au début de la guerre, si mes souvenirs sont justes. Plus exactement, ce fut une conséquence de cette maladie. Comme les séjours en sanatorium ne donnaient pas les résultats escomptés, les médecins proposèrent à Denise de tenter une chose toute nouvelle alors : l'ablation du poumon. Sans trop lui cacher que l'issue était plutôt hasardeuse. Denise a dit « banco » (ou quelque chose d'approchant), et elle a survécu près de quarante-trois ans à l'opération.

Seulement, pour aller le chercher, ce poumon défectueux, il a bien fallu lui scier une ou deux côtes. Ce qui, par la suite, lui a laissé cet air penché que nous lui connaissons désormais.

Avant ces réjouissances médicales, Mémé Denise avait eu le temps de faire trois enfants – trois garçons. Et avec deux maris différents encore, ce qui, dans les milieux populaires des années vingt, n'était pas si courant que cela. Elle avait d'abord mis au monde Pierre, en 1923, avec un certain monsieur Alphonzair dont, vous allez voir, notre petite histoire va immédiatement perdre la trace, avec une insouciance frisant la désinvolture.

Ensuite, libérée officiellement de l'Alphonzair en question, Mémé Denise ne tarde pas à faire la connaissance de Maurice Goux (dont le frère aîné, Jules, avait remporté le grand prix d'Indianapolis, quelques années plus tôt : la gloire de la famille, on s'en rengorge encore...).

Le métier de Maurice était de faire le clown. Il était paillasse, l'un ces personnages chargés, dans les cirques, de faire disparaître les accessoires du numéro qui vient de s'achever, d'apporter ceux du suivant, tout en exécutant un certain nombre de cabrioles et de pitreries, afin que les spectateurs ne foutent pas le feu au chapiteau pour protester de leur ennui.

Il est à noter que si, chez Leoncavallo, il vaut mieux ne pas se frotter aux paillasses, surtout lorsqu'ils sont armés, dans le Paris des années vingt-cinq ils se contentent d'épouser Mémé Denise et de lui faire deux fils supplémentaires : Serge en 1927 et Daniel cinq ans plus tard – ces deux-là vont nous resservir bientôt.

Auparavant, se constatant en charge d'une famille, même embryonnaire, Maurice prend la sage décision de quitter le cirque et devient peintre en bâtiment. Dans la foulée, il se met à boire, sans qu'on sache si les deux événements sont liés. L'alcool pouvant le rendre violent, on ne peut pas dire que Denise rigole tous les jours, elle qui avait pourtant un si bienveillant sourire. Elle rigole tellement peu que, ses trois enfants devenus adultes, elle n'aura rien de plus pressé que de quitter Maurice, pour devenir une grand-mère itinérante : durant le long temps qui lui reste à vivre, elle partagera chaque année en quatre séjours de durées inégales, les trois premiers chez ses fils – et nous reparlerons du quatrième un autre jour, si l'occasion se présente.

Quant à Maurice, il cessera de boire, deviendra un vieil homme délicieux, enjoué, d'esprit assez farceur. C'est par exemple lui qui, alors que je devais être âgé de trois ou quatre ans, m'a poussé à entrer dans une pharmacie avec mission de demander à la tenancière « un camembert bien fait, s'il vous plaît, Madame ». Ce que j'ai fait, tandis que Maurice se tordait de rire sur le trottoir, malgré l'oeil nettement réprobateur des préparatrices en blouse.

Du jour où il prendra sa retraite, Maurice décidera qu'il a assez vu le vaste monde avec les humains qui le peuplent, et il ne quittera plus jamais son trois-pièces de l'avenue Jean-Jaurès, à Colombes, jusqu'à sa mort, dix ans plus tard.

René : grand-père de plein air ; Maurice : grand-père d'appartement – j'étais paré pour toutes les circonstances de la vie.

Et les années passent, forcément. Serge Goux devient d'abord électricien, puis, pressentant le bon coup, se lance dans l'informatique. Ce qui ne l'empêche pas de se marier avec une demoiselle Levé, de Bois-Colombes, ni de décrocher un travail au Danemark. Il part donc.

Durant ce temps, son jeune frère, Daniel, s'est engagé dans l'armée de l'Air dès ses dix-huit ans, puis est parti pour l'Indochine, a été malade comme un chien pendant toute la traversée. Autant que son meilleur ami de l'époque, Gérard. Ce même Gérard reçoit un jour, de France, la photo de sa fiancée, Michelle, qui travaille aux PTT, à Châlons-sur-Marne (ça commence à se dessiner, là, non ?). Sur le cliché, à côté de Michelle, une autre petite postière, Christiane.

« Pas mal du tout... », songe Daniel. Comme il en fait part à Gérard, celui-ci décide de renvoyer aux jeunes femmes une photo où ils poseront ensemble, ce qui est fait.

« Pas mal du tout... », songe Christiane, quelques semaines plus tard, en contemplant la petite photo noir et blanc reçue par Michelle.

La suite est prévisible et banale : Gérard épousera Michelle, Daniel épousera Christiane, et les deux mariages durent encore à l'heure où nous mettons sous presse, ce qui est déjà moins banal, il me semble.

Évidemment, à son mariage, Daniel invite ses parents et ses deux frères. Serge fera effectivement le voyage depuis Copenhague, mais sans sa femme, qui – comme on dit encore à l'époque – relève tout juste de couches. Pour lui éviter trop de fatigue, il embarque avec lui leur fille aînée, Catherine – la petite frisée gracieuse, à qui on est donc allé acheter une superbe robe bleue pour la circonstance.

Voilà donc comment Catherine Goux – future épouse Goux – va se retrouver au mariage de ses oncle et tante – futurs beaux-parents –, sans se douter que, sous la virginale robe blanche de la mariée se cache son déjà-conçu cousin germain, et se doutant encore moins que, longtemps après, il allait lui faire connaître des bonheurs non pareils en tant qu'époux (oui, bon, restons crédible, tout de même...).

Mais, auparavant, il faudra qu'ils se perdent durant de longues années, pour mieux ensuite se retrouver...




mercredi 28 février 2007


La Baronne perchée


Mais, auparavant, il faudra qu'ils se perdent durant de longues années, pour mieux ensuite se retrouver...

Oh ! la bourde... C'est même pas vrai ! Babar et son Irremplaçable Épouse se sont revus, bien sûr ! Longtemps avant de tomber dans les bras l'un de l'autre et de s'enfiler comme des bêtes ! À une époque où la trompe de Babar était encore parfaitement inopérante, où nulle jeune créature n'avait idée du bonheur ineffable qu'elle pourrait en tirer...

Juillet 1963. En ces temps reculés, l'Irremplaçable Épouse vivait principalement dans les arbres. La petite baronne perchée, c'était elle, en plein. Vous allez comprendre... On prend son temps...

Juillet 1963. Il fait beau. Enfin, on n'en sait rien, mais on va dire. Le petit Didier est à l'arrière de la voiture familiale, avec son jeune frère Philippe, lequel a alors trois ans – un bout de viande sans conscience, autant dire. La voiture, si je ne m'embrouille pas trop, doit être une Panhard, PL 17.

[Alors, oui, je dois préciser une chose : j'ai décidé que cette rubrique "Généalogie" ne serait nourrie que par mes souvenirs propres (ou sales, mais à moi). C'est-à-dire que je ne céderai pas à la facilité consistant à appeler Maman en pleurnichant, pour savoir quelle voiture on avait, comment j'étais habillé, si j'avais bien mangé la veille, etc. On se débrouillera avec les lambeaux qui me restent dans la tête, et puis c'est tout. S'il y en a que cette absence de rigueur dérange vraiment, je ne peux que leur conseiller le blog de Madame de Véhesse.]

Donc, la PL 17. On part de Lahr, Allemagne (vous irez voir sur Mappy où c'est, je n'ai pas que ça à faire) ; très tôt le matin, je suppose : je connais mon père. Il est fort probable qu'au bout d'une dizaine de kilomètres le charmant petit Didier se mette à gerber partout. Ou alors, Maman Christiane (qui n'aime pas plus qu'une autre être emmerdée par sa progéniture) l'a bourré de Nautamine, et, du coup, il roupille, sérieusement nauséeux mais tranquille.

On va dire qu'il se réveille aux alentours de Hambourg. (L'auteur adulte choisit Hambourg, en raison du pouvoir poétique de cette ville : les bars à matelots, les putes, l'appel du grand large, etc. L'auteur se soucie du confort de ses lecteurs.)

En réalité, il faut bien qu'il soit éveillé à ce moment-là, notre sympathique héros, vu qu'on ne va pas tarder à prendre le bateau, ce qu'il n'a encore jamais fait. Expérience sublime ? Souvenirs impérissables ? Naissance d'une vocation de conteur ? Que nenni ! Le petit Didier ne conserve strictement aucun souvenir de cette traversée, probablement grotesque, pleine de mâles bourrés, d'enfants braillards, de femmes verdâtres et malodorantes. La mémoire sélective est quand même une bien belle chose.

Bon, donc, nous voilà en terre danoise. Coup de bol : ces grands crétins blonds à la langue grotesque et malsonnante conduisent du même côté que nous. (Ce dont le petit Didier se fout pour le quart d'heure, mais, avec le recul, il en est très content pour son papa.) L'autre famille Goux est venue à notre rencontre (il s'agit de Serge, le frère aîné de papa Goux : on est prié de suivre un minimum), je nous revois nous arrêter dans la campagne, sur le bord d'une route, mais je peux me gourer.

Enfin, on arrive à Copenhague. C'est-à-dire chez tonton Serge et tata Danielle : quand on a huit ans, comme c'est le cas du petit Didier, on va droit à l'essentiel, contrairement à ces cons d'adultes. On ne vit pas en Allemagne, on ne part pas pour le Danemark : on part de la maison et on va chez tonton Serge – point barre.

(Là, quand je pense à ce que j'avais prévu de raconter, je me dis qu'on y sera encore demain : moi, je m'en fiche un peu, mais vous, il est possible que vous ayez autre chose à faire (bien que j'en doute).)


Quels souvenirs un garçon de huit ans, pas plus bête qu'un autre (mais déjà un peu plus empâté), garde-t-il d'un pays étranger ? Réponse : aucun. Enfin, si, mais des souvenirs qu'il aurait probablement pu se constituer à cent mètres de chez lui. Car à cent mètres de chez un garçon de huit ans, (de chez une fille aussi, sûrement, mais là je ne peux rien affirmer) c'est déjà un pays étranger.

Le Danemark, si vous voulez que je vous dise, c'est avant tour les "smorbrös" (l'Irremplaçable se fera un plaisir de vous délivrer l'orthographe exacte en "commentaire", elle qui persiste à parler encore cette langue stupide : j'ai mis un tréma sur le o, juste pour faire mon intéressant). En fait, ce sont juste des sandwichs, qu'on avale le midi, simplement parce que ces grands crétins blonds sont infoutus de préparer un vrai déjeuner. Mais mon père aime beaucoup ça et, du coup, moi aussi.

Les petits garçons devraient savoir qu'aimer la même chose que son père au même moment que lui est une excellente manière de se fabriquer des souvenirs très doux. Et, certainement, de se préparer des chagrins d'anthologie, pour le jour où il mourra – mais, ça, on verra – on a le temps – enfin, on pense...

Donc on se goinfre de sandwichs danois. Je me souviens qu'il y a de la "maquerelle salade" (pour l'orthographe, même chose que précédemment...). C'est un truc vachement gras à base de maquereau qu'on étale sur du pain noir – pas bien malin. Mais c'est bon et ça nourrit : demandez à mon père.

Dans cet appartement (en étage, ça j'en suis sûr, vous comprendrez pourquoi plus tard, ne faites pas les capricieux, en plus !), outre tonton Serge et tata Danielle, il y a Christian, leur fils pleunichard d'un an mon aîné, et la future Irremplaçable Épouse, qui a douze ans.

Forcément, comme à chaque fois qu'on a de la famille qui débarque à la maison – et donc vous emmerde considérablement –, on promène les envahissants. On nous emmène donc à Tivoli, parc d'attractions permanent dont je garde un magnifique souvenir (mais ça ne vous regarde pas), voir la petite sirène, cette conasse d'un mètre douze, assise sur sa queue.

Et, surtout, un après-midi où il fait très beau, on part visiter une espèce de château cerclé d'un grand parc. Il doit y avoir quelques rois enterrés là, je ne sais plus. Toujours est-il que mes parents se tapent la visite avec tonton Serge, cependant que nous, les enfants, restons sous la garde nonchalante de tata Danielle, dans le parc.

Comme elle en a l'habitude, la future Irremplaçable repère un arbre et y grimpe. Peut pas s'en empêcher. Le futur Babar, bien incapable de l'imiter (et voyant peu l'intérêt de la chose) reste en bas. Assez admiratif, il doit l'avouer aujourd'hui : qu'on puisse avoir envie de grimper dans un arbre l'interpelle, qu'on y parvienne l'interloque.

Donc, Catherine Goux surveille le monde, du haut de son mât naturel et tors. Rien ne l'en ferait descendre, elle domine le monde et elle aime ça. Rien, et surtout pas de basses contingences humaines. Qu'on se le dise : voilà une future femme qui se laissera peut-être gouverner par son cerveau, ses désirs, ses envies, mais certainement pas par ses organes.

En conséquence, au moment où, comme chez de nombreuses petites filles de douze ans (justement appelées des « pisseuses ») point en elle un pressant besoin de vider certain réceptacle naturel, la prochaine Irremplaçable, tout tranquillement, en parfaite connaissance de cause (et d'effet) souille sans remords la pièce de lingerie enveloppant cette partie de son anatomie que je visiterai bien plus tard, sans considération aucune pour la parenté qui nous lie.

Lorsqu'on s'aperçoit du méfait, un peu plus tard, l'effrontée répondra quelque chose comme : « Ben... j'allais quand même pas redescendre de mon arbre pour ça ! »

Le petit Didier, muet, en conçoit une extraordinaire admiration pour sa cousine. Admiration qui va, dès le lendemain, passer en phase exponentielle, lorsque la même cousine va lui sauver la vie, en le tirant des griffes d'une immonde caillera, un blondinet animé des intentions les plus froidement meurtrières.

Mais, oh ! ça suffit pour ce soir...




jeudi 1er mars 2007


Sous l’œil des Barbares


Donc, le lendemain de l'incident du parc, après-midi à la piscine pour tout le monde. À cette époque, les Danois sont en avance de plusieurs siècles sur nous autres, en toutes sortes de domaines, dont les piscines publiques précisément. Je vous rappelle qu'à la même période, les Sedanais se baignent dans les eaux de la Meuse...

À Copenhague, non seulement la piscine est superbe, mais il y a même une salle dont tout un côté est composé d'une grande baie vitrée permettant de voir les baigneurs sous l'eau. (Oui, je sais qu'aujourd'hui ça n'impressionne plus personne, mais le petit Didier, lui, en reste stupide, bouche ouverte et yeux béants.)

Avec ça que les Scandinaves ne badinent pas avec l'hygiène : tout le monde passe par la douche et on savonne ! sous l'oeil inquisiteur des préposés. On ne vous retourne pas le prépuce pour vérifier que vous avez bien frotté partout, mais c'est limite. À cette occasion, le petit Didier voit pour la première fois son père intégralement nu et ça ne le met pas très à l'aise. (Car si Babar exhibe volontiers sa trompe, il reste assez coincé sur le chapitre des génitoires parentaux...)

Et le voilà, propre comme un petit Nordique, seigneurialement installé sur une grosse bouée que pousse avec beaucoup de bonne volonté à travers le bassin la cousine arboricole. C'est alors que le drame se produit.

Soudain, une brute viking d'au moins huit ans fonce vers le malheureux petit Didier et se met à l'arroser avec une méchanceté qui, aujourd'hui encore, fait naître des frissons d'horreur sous l'épaisse peau du vénérable pachyderme. Allons-nous basculer dans la violence incontrôlable ? Subir l'holocauste sans la moindre chance d'échapper au bourreau blond ? Non pas !

Car l'intrépide Catherine entre alors en scène avec une rapidité et une efficacité foudroyantes. C'est Zeus brandissant l'éclair ! Wotan surgissant du Walhalla ! Châtiant l'infâme par où il vient de pécher, elle se mêle à son tour d'arroser l'impudent. Un déluge d'eau chlorée s'abat sur le hideux tortionnaire, ainsi qu'un chapelet de sons gutturaux qui semblent rien moins qu'aimables. Il s'enfuit comme un éperdu, non sans que le petit Didier ne lui envoie quelques gouttelettes à son tour, histoire de dire qu'il a participé à l'action.

(Il n'y a pas lieu de s'étonner de la bravoure exceptionnelle de la cousine arboricole : les piscines ont souvent cet effet sur elle. Un jour prochain, si on a le temps, je vous raconterai comment, devenue l'Irremplaçable Épouse, elle a manqué noyer un nègre très baraqué et deux fois grand comme elle, dans une piscine parisienne - le tout sans une once de sentiment raciste pour lui donner du coeur à l'ouvrage.)

Pour que ce séjour danois fût complet, il restait au petit Didier à subir de plein fouet sa première injustice, à être terrassé par l'erreur judiciaire flagrante, à devenir un petit capitaine Dreyfus désemparé et furieux.

Ça n'allait plus tarder...




vendredi 2 mars 2007


Cousin, cousin


L'après-midi à la piscine, la mise en déroute du petit barbare viking, la douce sensation d'être protégé par plus fort et plus féminin que soi : la journée avait été bonne, ensoleillée, chaude, rassurante – presque matricielle, bien que fortement danoise tout de même. Celle du lendemain allait faire chuter le petit Didier dans l'abîme des manquements humains, gouffre dont il ne soupçonnait pas encore l'existence, innocent à la limite de la niaiserie, on peut le dire.

(On doit d'ores et déjà noter que, dans la terrible humiliation qui va bientôt s'éployer sous vos yeux, la petite frisée gracieuse, la cousine arboricole, la future Irremplaçable ne prend aucune part – ce qui permet de conserver intacte son image pour les temps à venir.)

On va situer la scène en fin de matinée, peu avant le moment du déjeuner – les fameux Smorbrös, dont l'Irremplaçable persiste à nous refuser l'orthographe exacte, ce qui n'est pas chic de sa part, non, pas du tout. Pourquoi en fin de matinée, plutôt qu'à l'heure du goûter ? Parce que.

D'abord, je n'ai jamais aimé le goûter, même quand j'étais un petit goinfre prédisposé à l'obésité enfantine : ce moignon de repas, cette antichambre du dîner familial ne me paraissait pas franc du collier. De plus, une tradition imbécile veut qu'il s'agisse le plus souvent d'une collation sucrée ; or, moi, je suis passé directement de la Blédine « 2ème âge » au saucisson et au camembert, alors...

Donc, il est aux environs de midi, je m'occupe à je ne sais quoi, au bas de l'immeuble où vit notre famille Goux d'accueil, en compagnie de mon cousin Christian, le frère de l'arboricole, d'un an mon aîné, je le rappelle. Je suppose qu'une fenêtre s'ouvre, qu'une tête d'adulte s'y montre, et nous intime l'ordre de remonter, sous prétexte de passage à table.

Christian et moi, inconscients des périls imminents, nous engouffrons dans le hall et commençons de gravir l'escalier désert (ce qui ne signifie nullement qu'il fût recouvert de sable ocre et planté de palmiers rabougris : c'était juste une image pour dire qu'il n'y avait personne pour l'emprunter à ce moment-là – s'il faut se mettre à tout expliquer, je sens qu'on ne va pas s'en sortir...).
C'est sur le premier palier intermédiaire (car les Danois, finalement assez semblables aux peuples civilisés, ont des paliers intermédiaires) que le drame se noue. Tout soudain, Christian se met à pousser des hululements pitoyables, des larmes jaillissent de ses yeux clairs et légèrement tombants, cependant qu'il pointe un index incertain vers un coin du plafond :

- Là ! Là ! il y a une araignée volante ! glapit cette jeune andouille – et de pleurer de plus belle, en s'abritant derrière la déjà replète physionomie du petit Didier. Lequel, esprit fort avant l'âge et toujours très satisfait de pouvoir ramener sa science (un peu comme maintenant, voyez...), ne manque pas de s'esclaffer :

- Waoh ! l'autre ! il est con, lui ! c'est juste un cousin ! Et d'abord, les araignées volantes, ça existe même pas ! (En réalité, je ne pense pas qu'un petit Didier du début des années soixante ait pu dire « waoh l'autre il est con lui » : c'était juste pour se donner un genre gamin – soyez indulgents.)

C'était évidemment un cousin, que voudriez-vous que ce fût d'autre ? Je ne sais plus comment j'ai réussi à convaincre le jeune pleurnichard de contourner le monstre ailé, mais enfin, j'y parviens et nous arrivons finalement à bon port. (Alors, là, pareil que pour l'escalier : aucune trace de jetée, de phare, de marins fumant de longues pipes dans des pulls rayés qui sentent le poisson ; c'était encore une image, mais résolument marine, cette fois, ce qui a pu vous induire en erreur, j'en conviens.)

Christian, toujours secoué par une frousse théâtrale, se précipite dans les bras de sa mère et, entre deux hoquets postillonnants, parvient à lui raconter l'épreuve que nous venons d'affronter ensemble – mais surtout lui. Et ce précoce faux derche croit utile d'ajouter : « Didier, il dit que ça existe pas, les araignées volantes ! Hein, m'man, que ça existe, les araignées volantes ? »

Moi – vous auriez eu la même réaction –, je savoure d'avance mon triomphe, je jouis du cinglant démenti que le petit Kiki va se voir infliger tout à l'heure. C'est obligé : un adulte doit savoir qu'il n'existe pas d'araignée volante et ne peut pas mentir d'une façon aussi éhontée. Ça se peut pas, c'est tout.
Or, qu'advient-il ? La voix de Tata Danielle, maternelle et consolatrice à en devenir écoeurante, sonne soudain à mes oreilles. Et elle dit ceci : « Mais oui, mon chéri, tu as raison ! Bien sûr que ça existe, les araignées volantes... »

Vous avez lu ça ? Vous l'avez bien lu ? Tenez, relisez encore une fois, ça vaut la peine, vraiment : je vous attends ici ............................ Alors, qu'est-ce que vous en dites ? Abasourdi, planté sur place, sonné, le petit Didier se transforme en une sorte de Galilée de poche : « Et pourtant, elle tourne... », ne peut-il que se répéter mentalement. Mais l'injustice majeure est bien là, le verdict inique est rendu.

Dans son pauvre cerveau pas tout à fait terminé, c'est la déroute de la Renaissance, la ruine des Lumières, la deuxième mort d'Auguste Comte ! Le retour à un âge de ténèbres, où les hommes bâtissaient en toute hâte des cathédrales absolument pas logeables, entre deux accès de peste noire ou bubonique !

Hébété, il se tourne vers Maman Goux qui, d'un froncement de sourcils et d'un léger hochement de tête, lui demande de laisser flotter les rubans. Quoi ? Même elle, la source de toute vie et de toute certitude, passe avec armes et bagages (non, non, elle n'a ni fusil ni les valises familiales dans les mains...) dans le camp de l'obscurantisme, de la superstition, du fantasmagorique ?

Très bien, très bien, je renonce, j'abdique, je mets les pouces... Indiquez-moi le plus court chemin pour l'île au Diable, je me débrouillerai... Surtout ne dérangez pas Zola ni Bernard Lazare pour moi, ça n'en vaut pas la peine... Que le colonel Picquart continue à vaquer à ses petites occupations, ça ne fait rien... Il y a des araignées volantes, vous dites ? OK ! ça n'appelle même pas un entrefilet en page 28 de l'Aurore...

Un peu plus tard dans la journée, Christiane a tranquillement expliqué à son fils aîné que c'est lui qui avait raison, mais qu'il devait céder parce qu'il était le plus intelligent (affirmation que l'impétrant, aujourd'hui, aurait quelque peu tendance à révoquer en doute...). Évidemment, vu comme cela, c'était plutôt consolant. Il n'empêche : la foi candide et entière du petit Didier en la justice des adultes était irrémédiablement lézardée, pour ne pas dire total pourrave.

Furieux pour le coup, notre apprenti Dreyfus a alors collé ses parents et son petit frère dans la voiture, afin de quitter au plus vite ce pays peuplé non seulement de crétins blonds et gigantesques, à la langue imbitable, mais également d'araignées volantes plein les escaliers des maisons. Direction : Lahr, Allemagne.

Oubli complet de ce démoralisant mais très éducatif épisode ? Que non pas ! Marqué à jamais, il m'arrive encore aujourd'hui, l'été, quand un gros moustique passe à ma portée et que je suis bien certain que personne ne peut me voir (parce que j’ai tout de même une certaine conscience), de lui écraser violemment ma main sur la gueule.

En souvenir de son ancêtre maudit, l'araignée volante.




dimanche 4 mars 2007


Laisse mes mains sur tes hanches


Comment ça, revenir à Lahr ? Déjà ? Mais non, mais non, ça ne marche pas ! On ne va pas s'amputer les vacances pour une saloperie d'araignée volante, tout de même ! Bon, je reconnais que le petit Didier a peut-être été un peu vif, un poil impulsif, en forçant Daniel et Christiane à remonter illico en voiture, pour quitter ce cousin pleurnichard et cette tante anti-dreyfusarde... Mais le prix de ce mouvement d'humeur, doit-il en payer seul le prix ? Hmm ? Je réponds non ! À plus de quarante ans d'écart, je réponds non ! Et, pour le coup, je vote, pour le petit Didier, une prolongation de vacances, qu'on va lui octroyer gentiment sedanaises. En plus, ça tombe bien : le 15 août approche.


Le 15 août à Sedan, mes petits agneaux, c'est une sorte de miracle bruyant et populeux, avec des frites, des saucisses, des tirs à la carabine et Adamo. Assomption, Assomption, certes... mais le 15 août, c'est surtout, selon une expression estampillée, « la fête à Sedan ». Comprenez l'installation des manèges et des baraques foraines, sur l'esplanade du château.

En y réfléchissant, je ne suis pas certain de n'avoir pas connu l'ancienne fête, qui se déroulait devant le lycée Turenne, là que se tient le marché de nos jours. Mais il est possible qu'il s'agisse d'un souvenir « emprunté », puisé à la source des générations précédentes. L'Irremplaçable Mère pourrait bien nous renseigner, une fois de plus, mais bon : on a tant bien que mal réussi à s'émanciper, on ne va pas retomber aussi facilement dans les langes et les biberons. Donc, l'esplanade du château, et puis c'est tout.

[Je profite de la tribune qui m'est aimablement offerte pour signaler, à propos du lycée Turenne, que le petit Didier – devenu beaucoup moins petit – y passera un demi trimestre, au tout début de l'année 1971, retour d'Algérie. Mais comme vous ignorez encore tout de ce séjour méditerranéen (ô combien important : le sexe va faire son apparition, dans l'existence de notre jeune héros : accrochez-vous, on va oeuvrer dans le torride...), je préfère remettre à plus tard pour ne pas trop vous embrouiller, pauvres âmes pâles.]

Voyons, où en étais-je ? comme chantait Aznavour... Bien sûr : la fête à Sedan. Le point culminant était donc le 15 août, depuis des temps immémoriaux, qui devaient remonter au moins à... pfff... je dirais trente ou quarante ans (l'immémorial des humains est toujours beaucoup plus bref qu'ils ne le pensent eux-mêmes : l'immémorial, c'est ce que leurs parents se rappellent de leur enfance, ou à la rigueur ce que leurs propres parents leur ont raconté – jamais plus avant, ou rarement).

Bien évidemment, les forains arrivaient une bonne semaine avant la date et restaient une bonne semaine ensuite. Ce qui faisait deux excellentes semaines de rêve, de couleur, de bruit, de papiers gras et de cornets de frites : bon à prendre.

Pour l'occasion, les parents, les grands-parents, les oncles distribuaient des pièces de cinq francs aux enfants en âge, afin qu'ils puissent aller « faire du manège » – pas mécontents, j'imagine, de s'en débarrasser, un après-midi durant. À cette époque, retour de Copenhague, il n'y a que deux enfants en âge d'aller à la fête sans accompagnement d'adultes : mon oncle Patrick (de trois ans mon aîné, je me permets de le rappeler) et moi-même. Ce qui ne coûte pas trop cher à la famille.

Mes innombrables cousins et cousines (pas encore trop innombrables alors, mais ils ont salement proliféré ensuite), qui deviendront prochainement des adultes parfaitement conformes à ce qu'on espérait d'eux, pour la plupart, sont encore de petits êtres braillards, pissant et chiant dès que la fantaisie leur en prend, et de toute façon incapables de s'émouvoir, c'est dire, à une chanson d'Adamo.

Parce que – on y arrive –, dans le rectangle magique où s'affrontent les autos-tamponneuses, il y a des haut-parleurs. Et dans iceux, il y a Adamo qui chante Laisse mes mains sur tes hanches et, parfois, Vous permettez, Monsieur ?, mais moins souvent. Les mains crispées sur le volant, à la fois très fier et pas très fier de piloter cet engin globuleux et criard, capable de faire trois tours sur lui-même comme qui rigole, le petit Didier aime beaucoup Adamo.

Soyons plus précis : il s'en fout complètement, mais, quarante ans plus tard, le seul énoncé du titre Laisse mes mains sur tes hanches lui ramènera de sublimes parfums de graillon dans les narines, lesquelles palpiteront alors, tels des naseaux d'étalons sauvages dans l'immense pampa argentine (si vous ne me croyez pas, vous avez juste à vous pointer ici et à dire : « Laisse mes mains sur tes hanches », vous verrez).

Poussons plus loin, si vous le voulez bien. En réalité, tout le monde se fout complètement d'Adamo, à l'exception de ma tante Danielle. Elle en est vraiment folle (mais elle est un peu folle, tout court). Elle est folle et assez tragique tout de même, puisque, cinquième dans l'ordre d'arrivée au monde, elle sera la première à mourir, des sept enfants de René et Suzanne. À l'heure où nous mettons sous presse, elle est même la seule à qui cette étrange mésaventure commune est arrivée – et chacun, dans son coin, en son for intérieur, prie plus ou moins pour qu'elle serve de paratonnerre à tous les survivants.

[À propos de « for intérieur », je repense d'un coup à cette amie portugaise, de bonne volonté mais parlant encore un français approximatif, qui, souhaitant étrenner cette expression neuve pour elle, avait parlé de son four intime. On avait ri, elle aussi.]

Il n'empêche que, pour notre petit-Didier-à-travers-les-âges, Adamo restera à jamais un chanteur d'auto-tamponneuses. Ou de baraque à frites. Car notre jeune héros, avec sa pièce de cinq francs, ne se contentait pas d'acheter des jetons d'auto-scooters (oui, on disait aussi comme ça, à l'époque, je me demande bien pourquoi, et on prononçait "auto-scotère", avec un sérieux appliqué qui, si je me mettais à y penser un peu trop, et un peu trop sérieusement, serait bien capable de me faire venir quelques larmes – vous imaginez le tableau...) : il distrayait une partie de la somme pour se goinfrer de frites délicieusement grasses, parfaitement mal cuites, sublimement malodorantes.

Quand il était à court de liquidités, le petit Didier traversait Sedan pour revenir boulevard Fabert et tenter de piquer un peu d'argent, dans un porte-monnaie ou dans un autre, afin de retourner à la fête. Il y parvenait rarement. Ne croyez pas qu'il en soit fier, ni même qu'il en fût fier. Seulement, c'était ça ou plus d'auto-tamponneuses : mettez-vous un peu à sa place.

Et puis, l'argent, pour les adultes, ce n'est rien du tout. Ils s'en servent pour quoi ? Pour acheter à manger, principalement. Or, tous les enfants savent bien que les adultes trouvent toujours à manger, notamment lorsque approche l'heure des repas (tous les petits Didier, en tout cas : pour les petits Abdul ou les petits Mamadou, je ne peux rien affirmer, il se peut que leur confiance soit moins grande, sur ce sujet).

Lesté de la pièce de cinq francs que j'avais dénichée sur le buffet de Mémé Suzanne (sous la Sainte Vierge qui fait de la neige quand on la retourne, entre les photos des grands-parents paternels de ma mère, que je n'ai pas connus et dont même les prénoms m'échappent – pauvres ombres), je retournais à la fête, pressé de m'alléger de ce poids dans la poche de mes culottes courtes (on ne portait pas de shorts, en ces temps).

Je me demande ce que pouvaient représenter cinq francs, en 1963, pour Suzanne ; de quoi je l'ai privée. Ce serait intéressant de le savoir, vous ne trouvez pas ?

En tout cas, une chose semble certaine : ça devait être beaucoup plus d’argent qu’aujourd’hui. J’en veux pour preuve que cette pièce, dispersée en jetons de plastique, pèse bien plus lourd dans ma poche que son poids d’origine.




jeudi 8 mars 2007


Contre Sainte-Beuve


Comme on ne peut tout de même pas passer sa vie en vacances, même à sept ans, tout le monde est remonté dans la Panhard, on a laissé le trottoir jaune derrière nous et on est rentré à Lahr, Allemagne.

Le trajet a semblé tellement long au petit Didier nauséeux, assis derrière Christiane, qu'il se retrouve comme une fleur dans les premiers mois de 1965, alors qu'on a quitté Sedan à la fin de l'été 1963 (avec passage du Rhin vers octobre 1964, je suppose, mais là, il faudrait que je demande à mon père).

Vu l'heure qu'il est, vous vous doutez que le petit Didier est couché. Comme chaque soir, il a regardé Bonne nuit les petits, à huit heures moins dix, et ensuite, au lit. Il a pris le Club des Cinq commencé la veille et il a eu le droit de lire une demi-heure – le temps de perdre puis de retrouver le chien Dagobert et de s'énerver aux pleurnicheries de cette godiche d'Annie.

À huit heures et demie, Christiane est venue éteindre la lampe. Que Didier a rallumée dès qu'elle a eu le dos tourné. Elle est revenue éteindre à neuf heures moins le quart, en haussant un peu ton. Dans le lit voisin, séparé du mien par une armoire, Philippe dort déjà, enfin je pense. Je me tourne vers le mur pour faire la même chose.

Le monde, à cette heure, a quelque chose de profondément rassurant. D'abord, entre les fentes des volets roulants, on voit les fenêtres éclairées du bloc 1 (nous, on est au bloc 2 : poétique, non ?) : il y a de la vie, là derrière, l'enfant le sent. Il est incapable d'imaginer des existences qui ne soient pas exactement semblables à la sienne, mais enfin, elles sont là, fatiguées et bienveillantes.

Et puis, il y a les voix de Christiane et Daniel, qui s'infiltrent sous la porte mitoyenne et parviennent jusqu'à mon lit, sur fond de murmure télévisuel. Si les parents veillent, on voit mal ce qui pourrait se produire de terrible, de fâcheux ou même de simplement triste.

C'est alors que, justement, ça se produit. Le petit Didier sent d'abord une sorte de rétrécissement soudain, quelque part dans sa gorge. Puis, les yeux qui se mettent à gonfler et picoter. Les muscles (enfin, certains) se crispent, autour de la bouche. Il se demande s'il va pouvoir se retenir, il espère que oui.

Mais finalement, non. Les larmes débondent, roulent sur les joues, humectent l'oreiller. Elles font leur boulot de larmes. Le principal effort du petit Didier est de pleurer en parfait silence. Sinon, Christiane va venir et ce sera la honte, c'est en tout cas comme ça qu'il voit les choses. On ne sait même pas pourquoi il pleure.

C'est-à-dire que lui le sait. Il se trouve un peu bébête, mais il le sait. Seulement, pour le comprendre, et peut-être parvenir à lui ôter de la tête cette sensation de ridicule sans objet, il va nous falloir remonter un peu le temps. Jusqu'aux alentours de 1908, ou peut-être 1909 à la rigueur.

En 1908, à Paris, de préférence la nuit, Marcel Proust est occupé à écrire Contre Sainte-Beuve, ce livre qu'il n'achèvera pas, mais qui sera la matrice de l'oeuvre qu'il va mettre en chantier d'ici un an ou deux. Il fait aussi des pastiches d'écrivains (tiens, d'ailleurs, à propos de pastiche, je... Non, laissez).

À cette même époque, donc, mais beaucoup plus tôt dans la journée, sous un ciel dont l'histoire n'a pas retenu la couleur, il se passe des choses autrement plus décisives, dans un village ardennais nommé Raucourt.

Je vous attends là-bas demain, le temps pour vous de faire le voyage : prenez une petite laine, les nuits ardennaises sont encore bien fraîches, vous savez.




vendredi 9 mars 2007


Julia et son aquarium


C'est bon, vous êtes tous arrivés ? Fait frette en criss, hein, comme disent nos cousins québécois. Eh ! c'est les Ardennes, je vous avais prévenus. Pas un pays de ramollos de la couenne. Surtout en 1908, alors que personne n'a encore songé à inventer le réchauffement de la planète grâce aux effets de serre (ou aux effets de serres : ce sont les aigles qui vont être contents, tiens). Il faut espérer pour vous que la scène ne se passe pas en plein hiver, parce qu'on n'a pas non plus encore envisagé de se pencher sur un éventuel remède aux engelures.

De toute façon, on n'en sait rien. Suzanne et René sont encore dans les limbes, Christiane et Daniel sont des illusions de projets d'avenir lointain, quant au petit Didier n'en parlons pas. Il n'y a guère que l'Irremplaçable Épouse qui, aussi magicienne qu'arboricole, s'est peut-être arrangée pour être déjà dans un coin du tableau, allez savoir. Mais enfin, 1908, tout de même... On n'est pas encore dans le noir et le blanc : sépia, carrément. On est dans la nuit des temps, si vous voulez que je vous dise.

Donc, ce jour, on marie la Julia. Personne ne sait son nom de jeune fille, c'est comme ça, il s'est perdu. Christiane le sait, évidemment, mais je vous rappelle qu'on a décidé de ne rien lui demander : tout dans la tête du petit Didier – rien de plus, rien de moins. On repeint le tableau avec les fonds de tubes qui traînent là-dedans, et c'est tout ; pas de peplum, pas de docu-fiction, on n'est pas à Hollywood.

Tout de même, le grand Didier aide un peu. Le dos voûté sur son clavier (ce n'est pas pour faire misérabiliste : on a vraiment cette légère voussure qui pourrait nous donner l'air humble si on ne pesait pas 105 kilos pour 1,90 m (coquetterie d'auteur : 1,89 m seulement, en fait)), il imagine que le parvis est peuplé de longues robes, de voilettes translucides (sinon, on dit burqa), de costumes sombres du dimanche, de moustaches, de chaînes de montre au gilet, de quelques chiens qui errent, la truffe au sol, pour la véracité du tableau, d'enfants morveux cherchant à être sur l'unique photo, espérance vaine qui leur donne un sourire un peu niais, figé dans l'attente, une ou deux voitures peut-être, très élégantes et presque toujours en panne, des fillettes à vocation de grands-mères, ignorantes de leur vieillesse future et de leur mort actuelle, des jeunes filles en attente de fiancé, un peu jalouse de Julia, souriantes néanmoins (à cause du fiancé putatif, qui est peut-être l'un des invités de la noce) – et, enfin, un oeil crevé qui fait peur aux plus petits.

L'oeil, c'est celui de Charles Lallement, le marié. Vous dire à quel point je suis de peu de secours pour le petit Didier : je n'ai même aucune certitude quant à l'orthographe de son nom de famille – je crois que c'est comme ça. Charles Lallement est comptable de son état. C'est une profession qui vous pose un homme, en 1908 (et même dans les années qui entourent celle-ci). Dans la génération suivante, on redescendra d'un cran, mais là, pour l'instant, sur le parvis de l'église de Raucourt, on est quand même un peu bourgeois, il faut le dire.

Charles a 29 ans, et il a eu la bonne idée, un peu plus tôt (ou peut-être un peu plus tard : Didier est dubitatif, à ce sujet – mais ça ne change rien à son propos, vous allez voir) de se faire crever un oeil lors d'une partie de chasse. Cette menue disgrâce physique lui vaudra l'immense avantage, six ans plus tard, d'être dispensé de séjour à Verdun, dans la Somme, au Chemin des Dames, et autres rave parties de cette époque sépia. Ce qui est plutôt bonnard pour sa descendance, je trouve.

En attendant la conflagration, cet oeil en bouillie n'améliore en rien son prestige physique. Déjà qu'il est plutôt petit, tout maigre (le Didier actuel a toujours un peu de mal à imaginer qu'on puisse être séduisant en étant petit et tout maigre), destiné à être vieux et à avoir une moustache qui gratte les joues – non, vraiment, l'oeil brouillé n'arrange rien.

Julia a tout de même dit oui. Le prestige du comptable, vous croyez ? Tout est possible, on ne peut rien décider. Passé cinq ou six décennies, nos frère humains nous deviennent totalement opaques et muets, il faut s'y faire.

Julia, on l'imagine très jolie, fraîche et sans doute innocente, parce qu'elle a été une douce arrière-grand-mère. Le principal souvenir que je conserve d'elle, c'est que quand on regardait son visage de profil, probablement penché sur des travaux d'aiguille, comme on disait alors, les verres bombés de ses lunettes cessaient d'être transparents pour devenir d'un émeraude foncé et quasiment opaque – comme si, brusquement, elle se retirait d'elle-même à l'intérieur d'un mystérieux aquarium bombé.

Une fois refermée la parenthèse farandolée de ses noces, Julia s'est installée dans une vie que l'on regrette de soupçonner assez morne, voire pénible. Pas question de grands drames ni de misère : on n'est pas dans Zola (qui est mort, de toute façon), mais une existence plutôt grise. Sépia, comme la photo, et sous-exposée de surcroît.

Parce que Charles n'est pas un homme facile à vivre. Il se fera même, au sein des trois générations issues de lui, une réputation admirablement solide d'ancêtre imbuvable et odieux – vous n'avez qu'à en parler à mon père (pourtant simple pièce rapportée) encore aujourd'hui, vous verrez. Mais, si vous le voulez, nous reparlerons de Charles une prochaine fois (eh ! c'est que l'heure tourne...)

Revenons à Julia. Elle a fait un premier enfant, en mars 1910. Une fille, qu'on prénomme donc Suzanne, Léonie, Charlotte – prénoms qui faisaient se gausser les jeunes adultes de mon enfance, tant ils paraissaient surannés, et qui sont revenus aujourd'hui à la pointe de la modernité, du fait d'autres trentenaires en mal d'originalité. Comme quoi.

[J'aurais bien aimé vous amener Suzanne jusqu'ici, mais nous n'avons pas pu accorder nos emplois du temps respectifs : presque centenaire et doyenne de la résidence sedanaise où elle vit désormais, elle passe son temps à accorder des interviews à la chaîne aux journalistes locaux, telle une vulgaire Sharon Stone.]

Après cette première fille, Julia déclarera forfait. Pas d'autre enfant, sans que l'on sache très bien pourquoi. Peut-être pour se préparer mieux et plus vite à devenir la grand-mère des sept enfants Jadoulle que Suzanne lui fournira sans se lasser – et René non plus. En moins de temps qu'il n'en faut pour abandonner le sépia, la jolie mariée de la place de Raucourt va devenir mémère Julia.

Car on disait comme ça, oui. Ma mère disait comme ça. Donc, le petit Didier aussi, forcément. C'était assez pratique : il y avait mémère, qui était une grand-mère très vieille, avec des lunettes qui viraient parfois au vert, et il y avait mémé, une grand-mère plus jeune, qui savait cuisiner le lapin et faire des gaufres, plus quantité d'autres choses étonnantes, comme monter sur la grande table de la cuisine pour réussir à laver le haut des fenêtres.

Mémère Julia, pépère Charles. On disait comme ça, dans le peuple qui n'avait pas encore appris à avoir honte d'être tel. Je suppose que, chez les bourgeois de l'époque, on devait dire grand-mère ou à la rigueur grand-maman, je ne sais pas. Mais vous aurez du mal à m'ôter de l'idée qu'une grand-mère qu'on appelle simplement grand-mère ne peut pas savoir faire les gaufres tout à fait comme il convient, et encore moins avoir des lunettes qui virent au vert foncé quand elle tourne la tête – faut pas me prendre pour un jobard.

Aujourd'hui, les grands-mères se font appeler mamy et elles se programment des week-ends de thalasso entre copines plutôt que de stopper l'accroc de la nappe du salon – je préfère penser à autre chose.

Julia était donc devenue mémère Julia et semblait s'en porter plutôt bien. Tant que Charles et elle ont été capables, ils ont vécu dans leur maison de Raucourt, derrière laquelle il y avait un jardin plus élevé que la fenêtre, ce qui impressionnait fort le petit Didier. Et aussi le fait que le lit de Charles et Julia était étroit et très haut, au point qu'il parvenait à peine à grimper dessus. S'il faisait beau, Didier sortait dans le jardin suspendu et allait manger des groseilles à maquereaux – en tout cas, c'est arrivé une fois.

Quand ils sont devenu vraiment vieux, à un point à peine croyable, Julia et Charles ont fermé leur maison – les groseilles à maquereaux ont été toutes perdues – et ils sont venus habiter boulevard Fabert. Le petit Didier était plutôt surpris de voir que mémère Julia s'habillait pour aller se coucher, au lieu de faire l'inverse. On expliquera cette bizarrerie par le fait que, pendant la journée, on se tenait dans la grande cuisine où la cuisinière à bois ronflait continuellement, alors que, le soir, on montait se coucher dans les chambres du haut, dépourvues de tout chauffage.

Du coup, Julia s'enveloppait dans un nombre considérable de châles de couleur sombre, pour essayer de ne pas mourir durant la nuit.

Finalement, à force de vieillir sans arrêt, elle est quand même morte. Je suppose que tout le monde aurait préféré que ce soit Charles qui prenne le coup de froid fatal, mais non, lui, il est resté un peu : il avait encore quelques remarques désagréables à faire, probable.

Quant Julia et morte, Didier venait tout juste de rentrer de l'école. Ça ne lui a rien fait du tout, il en était même assez déconcerté. Durant la soirée, il a bien essayé de se mettre en condition, de se dire que sa mère devait être triste, d'autres choses encore, mais non, rien à faire. Alors, peut-être un peu conscient de ne pas être à la hauteur du rôle qu'on lui proposait, il a regardé Bonne nuit les petits et il est allé au lit pour retrouver le chien Dagobert.

À un moment, venant du salon, il a entendu la voix de sa mère qui disait : « Quand je pense qu'elle n'aura pas eu le temps de connaître Isabelle... »

Isabelle était née quelque mois auparavant, le 15 décembre 1964. Il existe une photo où on la voit sur les genoux du petit Didier, lequel prend une mine fiérote devant l'objectif, mais, en fait, a une trouille bleu de laisser choir sa petite soeur sur le parquet, si jamais cette imbécile fait un mouvement trop brusque.

Isabelle, donc, c'est du concret, du solide, du charnel, du braillard – ça existe. Et ça doit obligatoirement connaître mémère Julia, vous êtes d'accord ? S'émerveiller de ses lunettes qui deviennent vertes, rire dans son dos parce qu'elle s'habille pour aller se coucher, peut-être même aller se boulotter deux ou trois groseilles à maquereaux dans le jardin suspendu, quand elle sera plus grande.

Eh bien, non, rien de tout cela. Une simple phrase de maman, à côté, dans le canapé rouge, et la chaîne s'est rompue. Il y a une jeune mariée sur le parvis de l'église de Raucourt, il y a une toute petite fille dans la chambre parentale du bloc 2, et plus aucun passage entre elles. D'un coup, 1908 est devenu du passé pour de vrai.

Et le petit Didier se découvre soudain à la hauteur de son rôle, il pleure en essayant de ne pas faire de bruit.




dimanche 11 mars 2007


Haute Solitude


Un moment brutal, intense, très court aussi, durant lequel le monde se retire, s'éloigne de vous à une vitesse foudroyante, pour ne plus former qu'une petite ligne fourmillante se confondant plus au moins avec l'horizon. Entre ce monde retiré et vous, plus rien. Vous n'êtes plus vivant que par la chaleur qui a envahi vos joues et le sang bourdonnant à vos oreilles.

Pour faire connaissance avec cette haute solitude qu'est l'humiliation publique, le petit Didier a choisi le bord de la mer, en Bretagne – si la sensation doit être violente, autant que le cadre soit joli : la même expérience sur fond de terrils et de corons, on n'est même pas certain qu'il aurait survécu.

Nous sommes donc au Croisic en juillet 1964, peut-être en août. De l'année je suis certain, car je me souviens que ma mère n'avait pu se baigner une seule fois, du fait qu'elle était enceinte d'Isabelle. Je ne sais ce qu'il en est aujourd'hui, mais, à cette époque, une femme enceinte n'avait pas droit aux bains de mer. Crainte de noyer le bébé, vous croyez ? Je suppose qu'ils ont dû améliorer l'étanchéité sur les modèles plus récents, ou quelque chose comme ça – l'affaire est nébuleuse. Quoi qu'il en soit, ça ne laissait pas de choquer le petit Didier, qui trouvait qu'il y avait certain sadisme à emmener à la plage une femme qui ne pouvait que demeurer sur le sable : l'eau restait au bord de la mère, si je puis me permettre.

Mais ce n'est pas de cela que nous devions parler, concentrons-nous, bon sang ! En cette journée qui aurait pu lui être fatale s'il n'avait eu une constitution aussi robuste, le petit Didier accompagne Christiane et Daniel au marché du Croisic. Notre scène doit donc logiquement se dérouler en fin de matinée, ce qui n'a aucune espèce d'importance. Il convient toutefois de souligner ce fait, pour l'édification des jeunes générations : en cette époque où la télévision était encore peu répandue – surtout dans les locations de vacances – et où il ne serait venu à l'idée de personne d'inventer les playstations, la principale distraction des petits garçons était d'aller au marché avec leurs parents, ou encore de se rendre chez le coiffeur pour se faire tailler les cheveux en brosse – on voit d'ici la franche rigolade.

On croit se souvenir que notre jeune et grassouillet héros marchait quelque peu à la traîne de ses parents, bien que ce ne fût pas lui qui portât le cabas à provisions. Soudain, posée bien en évidence sur un rayonnage prévu à cet effet, il repère la merveille.

Pas de doute : c'est un livre. Non un livre quelconque, mais la quintessence de toutes ses convoitises : un volume de la Bibliothèque rose, une histoire du Club des Cinq qu'il n'a pas encore lue. Tremblant d'appréhension et d'impatience, le petit Didier accélère le pas, louvoie entre plusieurs vieilles dames surmontées de leur ridicule coiffe bigouden et se lance à l'assaut de Christiane, déployant des trésors d'astuce langagière afin de se faire ouvrir une ligne de crédit.

Comme ses parents se sont rendu compte depuis déjà quelques années qu'ils ne pouvaient espérer avoir la paix qu'en lui mettant un livre entre les mains, il remporte une victoire plus aisée qu'il ne le pense alors. À cette époque, un livre de la Bibliothèque rose coûtait trois francs. Le petit Didier repart donc en direction du marchand de trésor avec un billet de cinq francs à la main, lesté de l'injonction de rapporter la monnaie à la maison et de ne pas traîner en route.

(On notera, à ce dernier détail, que notre histoire se déroule avant l'invention de la pédophilie et de la paranoïa parentale, ce qui permet aux petits garçons de huit ans de circuler seuls dans les rues de cette dangereuse métropole qu'est Le Croisic.)

La première difficulté éprouvée par le petit Didier est de fendre l'épais amas de badauds qui fait écran entre lui et le magicien dispensateur d'aventures inconnues du Club des Cinq. Aiguillonné par la trouille qu'un jeune crétin le prenne de vitesse et achète le livre sacré avant lui, il y parvient. Le voilà donc planté juste au bord de la petite estrade, pratiquement sous le nez du camelot, son billet de cinq francs ostensiblement tenu à la main gauche (ce qui est normal, puisque l'enfant est gaucher et déterminé à le demeurer).

Seulement, tout occupé à déverser son bagout sur la tête de ses potentiels clients, le camelot ne lui prête aucune attention – c'en est presque vexant. Le petit Didier le dévisage très intensément, comme s'il avait le pouvoir de magnétiser son regard afin d'attirer l'attention du bavard – qui continue à donner de la voix pour écouler son stock. L'enfant commence à ressentir une certaine impatience, vaguement teintée d'incompréhension : comment ! voilà un homme qui transpire sang et eau pour se fabriquer des clients et, lorsqu'il en a un devant lui, déjà conquis, l'argent en main, il fait comme s'il ne le voyait pas ! Ils sont tous comme ça, les adultes ? Aussi inconséquents ? Et il va falloir vivre au milieu de ce troupeau jusqu'à la fin de ma vie ? Merci du cadeau...

À présent, le petit Didier brandit pratiquement à bout de bras son malheureux billet – ça en devient ridicule. Ridicule mais payant, si l'on peut dire, puisque enfin le camelot bas de plafond le remarque. Il a l'air un peu surpris, de prime abord, on se demande bien pourquoi : il n'a jamais vu un client de huit ans, ou bien ? Finalement, il demande tout de même à l'enfant ce qu'il veut. Et celui-ci répond d'une voix nette : « Le livre qui est là, s'il vous plaît, Monsieur... »

(Car le petit Didier est déjà très poli. Il se doute qu'un jour il sera amené à rencontrer Renaud Camus, qui ne plaisante pas avec ces choses-là, et il a commencé à s'entraîner très jeune.)

Il voit un sourire (qu'il croit se rappeler narquois, mais c'est peut-être une idée que le grand Didier se fait) se dessiner sur la face de l'adulte qui s'apprête à le crucifier sans le savoir. Et il entend sa voix lui dire quelque chose comme : « Ah ! non, mon garçon, l'est pas à vendre c'bouquin : moi, c'que j'vends, c'est les bibliothèques ! » Pour faire bonne mesure, la phrase est accompagnée par le contrepoint de deux ou trois petits rires dans l'assistance. Pas méchants, mais très cruels.

À côté de ce qui tombe sur la tête de l'enfant, la foudre n'est qu'une aimable luciole familière. C'est à ce moment que le monde s'anéantit quelques secondes, qu'une solitude compacte s'organise autour du petit Didier – en plus, c'est comme une boule de verre, si bien que les gens peuvent continuer à le voir, à l'intérieur. Si on la retournait, peut-être qu'elle ferait de la neige, comme la Sainte Vierge sur le buffet de mémé Suzanne.

Lorsqu'il parvient à pivoter sur lui-même pour prendre le chemin de la maison de location, le crucifié a très chaud à la tête. Une fois arrivé, il n'a d'autres ressources que de rendre le billet de cinq francs, raconter son humiliation – ce qui lui en fournit une seconde – et se replier sur des bases préparées à l'avance, à savoir sa chambre.

Là, il ouvre un Club des Cinq qu'il a déjà lu trois fois et, à la première occasion qui se présente, il colle un grand coup de pied au cul du chien Dagobert.




dimanche 18 mars 2007


Trottoir jaune, dernier arrêt



Il fallait bien y retourner, au moins une fois – la dernière. D'abord pour le voir, dans cette éternelle somnolence qui n'allait plus durer très longtemps. Déjà, dans quelque lumineux bureau, les ingénieurs évaluaient les matériaux, des architectes traçaient leurs plans, des droites menaçantes, de terribles enjambements de fleuve, des portes béant sur des mondes jamais visités encore – à savoir l'avenue Philipoteaux, de l'autre côté de la Meuse.

Dans très peu d'années, les engins de chantier allaient sillonner le boulevard Fabert, assourdir le passé, saccager l'enfance, simplement en déposant un pont entre les deux rives. À leur suite, les voitures allaient s'engouffrer dans cette voie redevenue fréquentable, et leur flot dure encore aujourd'hui – heureusement il n'y a plus d'enfants pour jouer sur le trottoir jaune : trop de présumés pédophiles tapis dans la prairie, sans doute.

Donc, il était bien nécessaire de revenir ici une fois encore, sur le boulevard, ne serait-ce que pour vous le faire découvrir, vous rendre malgré vous témoins, avec moi, de son existence dans le temps, avec son silence villageois, ses arbres alignés et ses souvenirs d'avant-guerre.

La visite était d'autant plus nécessaire et urgente, en cet été 1967, qu'une sorte de cataclysme imprévisible allait prochainement – mais alors vraiment très prochainement – s'abattre sur la tête de notre jeune héros grassouillet. Nous y reviendrons, soyez sans crainte – ou plutôt si : tremblez pour lui.

J'entends vos grondements d'impatience, mes bons et innombrables amis, et vos dents grincer d'agacement : mais est-ce qu'il ne va pas, enfin, se décider à nous expliquer qui sont tous ces enfants, et surtout ce qu'ils font dans une brouette ?

D'abord, je vous fais observer qu'il ne s'agit pas d'une brouette, mais d'une remorque. Même pas, d'ailleurs : c'est la remorque. René l'attache derrière sa Mobylette pour aller chercher le foin nécessaire à l'engraissage des lapins de Suzanne (que nous avons dégustés, il doit vous en souvenir, lors d'un épisode précédent – de préférence à la moutarde parce que mon père adore ça).

[Puisqu'on a fait un détour imprévu par les cabanes à lapins, il convient de préciser que, lorsque l'un d'eux atterrit sur la table de la cuisine, généralement dans une cocotte en fonte noircie, ma mère se réserve la tête de l'animal, qu'elle mange au complet, y compris la cervelle et les yeux – us quasiment néolithiques dont la simple évocation suffit à conduire l'Irremplaçable Épouse à deux doigts (si je puis dire) de la régurgitation spontanée. Aujourd'hui que les lapins n'ont plus de tête, Christiane compense en se confectionnant de délicieuses chips avec la barquette de polystyrène (j'ai eu un mal à l'écrire, celui-là...) de l'hypermarché où sont cultivés ces léporidés adorables (beaucoup moins cons que des hérissons, je l'affirme bien haut) .]

Revenons à la remorque, restée à la traîne. Lorsque Patrick (mon oncle, de trois ans mon aîné : ce sera la dernière fois...) et moi en avons assez de faire du vélo sur le trottoir jaune, ou d'aller jouer les cousines arboricoles dans les branches basses du grand sapin, planté à l'arrière de la Chambre de Commerce, il y a toujours la ressource de sortir la remorque.

Dans ce jeu, j'ai toujours trouvé que j'avais le rôle le plus enviable, celui de l'enfant assis dans le véhicule considéré. Alors que Patrick, en tant que le plus fort des deux, est celui qui doit pousser ou tirer l'engin (en bois, donc pas spécialement léger) autour du pâté de maison comprenant les parcs mitoyens de la Préfecture et de la Chambre de Commerce. Et il doit le faire en courant, aussi vite qu'il le peut, puisque le but de l'exercice, ses fins ultimes sont de parvenir à faire verser la remorque, et moi avec, en négociant l'un des virages à angle droit du trottoir atrocement mal pavé.

Autre caractéristique du jeu, au moment du départ, il se trouve toujours un adulte pour me dire : « Fais attention à ne pas mettre tes doigts dans les rayons ! » Ce que j'ai bien dû faire tout de même une fois ou deux – plaisir et douleur de la transgression.

C'est ainsi que passaient les années et les jours. Mais ils passaient tellement semblables qu'ils en devenaient immobiles, et le temps, gentiment, contournait le boulevard Fabert, pour aller exercer ses ravages du côté de la rue Thiers et de la place Turenne. De toute façon, comme il n'y avait pas de pont, même lui n'aurait su passer d'une rive à l'autre de la Meuse – on était tranquille de ce côté-là.

Qu'on croyait...

À la fin de l'été de 1967, le temps a trouvé le joint pour sauter le fleuve et il s'est brusquement mis à circuler sur le boulevard. Salement vite, même. Plus moyen d'aller sur le trottoir jaune sans risquer de se faire emporter par le courant.

Et c'est ce qui est arrivé. Sans bien comprendre comment une telle chose était possible, sans l'avoir envisagée jamais, le petit Didier, âgé de onze ans, s'est retrouvé enrôlé dans l'armée française, puis, de là, deux ans plus tard, expédié directement dans les Bat' d'Af'.

Et il n'est pas sûr de s'être encore totalement remis de sa surprise.




vendredi 30 mars 2007


Le Cadet de Saint-Cyr


Le premier juillet 1966, d'une main qu'on se plaît à imaginer ferme, le général de Gaulle, président de la République française, réélu six mois plus tôt pour un second septennat, paraphe le document officiel par lequel la France se retire de l'organisation militaire de l'OTAN – sans se douter un seul instant, on le suppose, de l'ouragan qu'il vient de déclencher dans l'existence du petit Didier (lequel s'en doute encore moins).

Je sais bien qu'on ne peut pas prévoir toutes les conséquences de ses actes, surtout quand on est très occupé et très vieux, mais quand même, il aurait pu faire un peu attention.

Pour l'instant, en ce premier juillet, la famille Goux s'apprête à partir passer un mois de vacances dans une maison de location, au coeur d'un hameau dépendant de Vic-le-Comte, en Auvergne. Depuis la petite cour, bordée par un muret de pierre, on a, le soir, une magnifique vue du soleil se couchant derrière le Puy-de-Dôme.

En dehors de cet aspect chromo, il s'agit d'une location « années soixante », n'est-ce pas : pas de salle de bain, et les toilettes sont dans la grange attenante. Le soir, quand on ouvre brusquement la porte de celle-ci et qu'on allume simultanément la lumière, on voit trois ou quatre rats se débiner en catastrophe. La France rurale était encore un peu rude, en ces temps.

Mais ce n'est pas du tout de cela que je devais parler. Arrêtez-moi, s'il vous plaît, quand vous voyez que je barre en sucette...

La France qui sort de l'OTAN, cela veut dire, entre autres dégâts collatéraux, la fermeture des bases militaires françaises implantées sur le sol allemand – et par conséquent celle de Lahr, qui va bientôt devoir subir une invasion canadienne : puisque base il y a, il faut bien mettre des militaires dedans, vous êtes d'accord ? À ce compte-là, les Canadiens tiendront aussi bien l'emploi que d'autres.

L'affaire ne se fait pas dans la précipitation et le désordre, comme on le verra ailleurs et plus tard : les Français disposent d'un an pour replier les gaules et rapatrier leurs jolis avions de chasse.

Le petit Didier se sent gonflé de perplexité. Vivant ici depuis six ans, c'est-à-dire de toute éternité, il ne savait même pas qu'on pouvait quitter Lahr. Par chance, c'est seulement dans un an – et c'est si long, un an. Déjà, rien que pour atteindre Noël, hein...

C'est après le Nouvel An, au début de l'année 1967, que l'événement se produit. Christiane et Daniel, ne sachant pas où ils vont être catapultés à la rentrée de septembre, décident que le mieux est encore que leur fils aîné, pour son entrée en sixième, devienne interne : ça en fera toujours un qu'on n'aura pas dans les jambes.

Ça, l'internat, c'est le premier étage de la fusée. Le deuxième, c'est qu'un jour, on conduit le petit Didier à Fribourg (Freiburg, en patois local), ou Offenbourg, je ne sais plus, pour y passer le concours d'entrée au collège militaire de Saint-Cyr.

Saint-Cyr-l'École, emprès Versailles, comme dirait Villon, est le village où Madame de Maintenon a fondé la Maison de Saint-Louis, en 1686. Les mêmes bâtiments ont ensuite abrité l'école des officiers de l'armée de terre, avant d'être détruits en 1944, puis reconstruits à l'identique (qu'ils disent...) pour devenir le collège militaire de Saint-Cyr, à partir de 1966. Et ça va comme ça pour les rappels historiques, on n'est pas chez Wikipedia.

Donc, notre jeune héros se retrouve dans une salle de classe, au milieu de cinquante ou soixante jeunes crétins de son âge, à tremper sa plume Sergent-Major dans l'encrier, pour résoudre différents problèmes dont il n'a rien à battre. Mais, comme il est de nature consciencieuse, il s'applique.

Il s'applique si bien que, sur les deux gamins admis finalement à entrer à Saint-Cyr, il y a lui. L'autre s'appelle Yann Duplessis-Kergomar, fils d'officier et outrageusement breton comme on l'aura deviné.

C'est ainsi qu'au mois de septembre 1967, le petit Didier se retrouve projeté par Christiane et Daniel au milieu d'une foule d'enfants inconnus, avec la promesse peu rassurante qu'il ne les reverra pas avant un mois et demi, pour la Toussaint. Avant d'avoir réalisé, il se retrouve dépouillé de ses vêtements civils et revêtu d'habits militaires, ou pseudo militaires. Même le slip et les chaussettes le sont, c'est dire.

Je vais passer deux années scolaires ici.

Ai-je été malheureux ? Pas du tout. Me suis-je bien adapté ? Pas davantage. « Indiscipline » et « mauvais esprit » sont les deux expressions que j'entendrai le plus souvent, tout du moins dès qu'il s'agira de parler de moi. Au point qu'à la fin de la cinquième, les hautes autorités de ce prestigieux établissement, galonnés à n'en plus pouvoir, médaillés comme des généraux soviétiques, prendront la décision de me renvoyer définitivement chez Christiane et Daniel. Mais n'anticipons pas.

À Saint-Cyr, les « petits » – comprenez les élèves de sixième et cinquième – étaient logés dans une annexe moderne, et non dans les bâtiments voulus par la Maintenon, où ils ne se rendaient que pour les cours.

Considérant cette école comme une sorte de « vitrine », l'armée n'était pas chiche en crédits, et le collège disposait d'un luxe d'équipements à peu près inconnus dans les établissements scolaires d'alors, tels que terrain de football, piste d'athlétisme, piscine couverte, etc. Pour les cours, ils étaient forcément d'excellent niveau, puisque nous avions tous été « écrémés » par le concours d'entrée. Mais ce n'est pas le plus intéressant.

Nous avions deux uniformes. Une « tenue de travail », pour tous les jours, qui ressemblait étrangement à un costume chinois de l'époque Mao, et l'uniforme d'apparat, bleu marine, chemise bleue clair, cravate, écusson à la poche de poitrine, tout le toutim. Avec, bien sûr, le béret sur la tête, qu'il fallait ôter avant d'entrer en classe.

Et, pour certains, des galons sur la manche.

Car il y avait des grades, parmi les élèves, directement liés à leur moyenne du trimestre. On était caporal (deux sardines rouges) à plus d'onze de moyenne générale, caporal-chef (deux rouges et une dorée) au-delà d'onze et demi, sergent (une dorée) à partir de douze.

Enfin, il y avait, par classe, un sergent-chef et un sergent-major – un seul de chaque grade. Était sergent-major le premier de la classe, à condition de totaliser plus de quatorze de moyenne ; le deuxième (avec plus de treize) devenait sergent-chef. Et c'est là que le temps a commencé à se gâter pour le petit Didier.

Peu avant les vacances de Noël, il se voit adjuger une moyenne générale de 16,5, ce qui le porte au premier rang de sa classe, mais également au deuxième rang de l'ensemble des cinq classes de sixième (je ne dis pas ça pour me vanter, vous allez comprendre tout de suite). Va-t-il être sergent-major ? Point !

Car ces grades peuvent être minorés en fonction de la discipline dont fait preuve l'élève. Le règlement prévoit que l'on peut le redescendre d'un grade, de deux, voire de trois dans les cas les plus extrêmes.

Le petit Didier doit être un cas extrême, puisqu'il se retrouve caporal-chef en moins de temps qu'il ne faut pour le dire. En est-il blessé ? Oui, forcément. Mais, comme il est dans sa nature de le faire, il plastronne, clame bien haut que, de toute façon, ces grades, c'est n'importe quoi et qu'il n'en a rien à faire – attitude qui ne rehausse pas son prestige personnel auprès de l'encadrement adulte et galonné, on s'en doute.

En revanche, cette dégradation va lui donner le loisir de faire d'intéressantes observations sur la nature humaine.

Car, assez vite, dans cette classe qui se retrouve la seule à ne pas avoir de sergent-major, des murmures de protestation s'élèvent contre ma petite personne. « On » va se plaindre aux autorités compétentes de ce que je « dévalorise » toute la classe, en n'arborant pas les quatre sardines dorées. « On » suggérera même de me transplanter dans une autre, ce qui ne sera pas fait.

Il n'empêche que, durant trois trimestres, ces petits cons devront supporter une vie sans sergent-major, ce qui est très dur, convenons-en aujourd'hui.

Petits cons, peut-être, mais d'excellentes familles pour la plupart. Fils d'officiers supérieurs, de consuls, d'ambassadeurs – comme s'il en pleuvait. Vous pouvez imaginer la fierté de Daniel, adjudant de l'armée de l'air, voyant son fils non seulement admis dans pareil cénacle, mais leur passant devant à tous ?

[À l'inverse, il n'est pas interdit d'imaginer le dépit de tous ces MM. les ambassadeurs, constatant que le glorieux produit de leurs testicules se faisait supplanter, et tout en semant sa zone, qui plus est, par le rejeton d'un... d'un quoi ?... Comment dites-vous ? D'un ad... Un adjudant ? Non, vraiment, ma chère...]

Le problème, c'est que sa joie est tout de même un peu gâchée par ce foutu grade de sergent-major que sa remuante progéniture semble faire exprès de ne pas mériter, à force de dire tout haut ce qu'il ne devrait même pas penser tout bas.

Pour le petit Didier, la vie est en demi-teinte. Le souvenir qui lui reste est plutôt dans les gris. Lumineux dans l'ensemble, mais gris. Pour se désennuyer un peu, il collectionne les PV.

PV : privation de sortie. En langage civil : heures de colle. Une PV vaut deux heures ; deux, quatre ; et trois, six. Trois PV dans le même week-end, ça ne s'est encore jamais vu. Jamais vu ? Il ne faut pas me provoquer...

Un vendredi, à la cérémonie du hisser des couleurs (on y a droit tous les matins, avec le clairon, le salut au drapeau, bien en rangs comme il faut, au garde-à-vous), comme chaque semaine, on annonce publiquement les noms de ceux qui sont punis (« Les p’tits collés du dimanche », comme on chantonne alors, sur un air de l’inénarrable Enrico Macias).

Lorsque l'adjudant préposé à cet office fait suivre mon nom de la mention magique : trois privations de sortie, je suis aussitôt la cible convergente d'une centaine de regards, certains vaguement admiratifs, d'autres horrifiés par le monstre en quoi je viens subitement de me transformer.

Évidemment, ce n'était pas avec des exploits pareils que je risquais de regagner mes galons de sergent-major.

[Ici, un épisode qui ne me concerne en rien. Il y a, dans ma classe, un élève très silencieux, très effacé, très renfermé, qui se nomme Gilles Barbedette. Ce garçon (que je revois blond et frêle, mais je peux me tromper) a une peur panique de l'eau. Bien entendu, dans le but, j'imagine, de le viriliser, les crétins galonnés qui nous servent de pions lui annoncent un jour que, le lendemain, qu'il le veuille ou non, il faudra bien qu'il aille à la piscine et qu'il nage, comme un homme, nom de Dieu !

Résultat, ce garçon timide, quasi-muet, à la vie sociale ténue (encore une fois, d'après les souvenirs d'un garçon d'onze ans), incapable d'affronter qui que ce soit, choisit de « faire le mur » et, en effet, disparaît le soir même. Il est naturellement repris dans l'heure. La sanction est prévue, sans appel : renvoi immédiat. On ne le reverra jamais.

Des années plus tard, j'ai vu apparaître, dans les journaux, des articles parlant des livres d'un certain Gilles Barbedette (mort depuis). Je me suis souvent demandé s'il s'agissait de « mon » Gilles Barbedette – je n'en ai jamais rien su.]

À la fin de l'année scolaire 1967 - 1968, la question de mon renvoi a été sérieusement examinée. Les autorités sont arrivées à la conclusion qu'il était tout de même délicat de mettre à la porte un élève ayant été trois fois sergent-major, même de façon toute virtuelle, et j'ai rempilé pour un an.

Mes résultats ayant légèrement fléchi en classe de cinquième, en juin 1969, mon cas a été réglé beaucoup plus rapidement : dehors, le sale môme !

Et, comme si le renvoi n'était pas une peine suffisante au regard de ses multiples crimes, le petit Didier fut mis illico dans un avion militaire et expédié dans une colonie pénitentiaire située sur le territoire algérien.

Ce dont il n'a eu qu'à se féliciter, et encore aujourd'hui, ainsi qu'on le verra.




samedi 7 avril 2007


Le Petit Maillot de Marie-Paule


Lorsqu'on débouche sur la passerelle, la première chose qui frappe, c'est l'odeur – odeur jamais sentie, indéchiffrable, qui vous tapisse immédiatement l'intérieur des naseaux ; et vous savez dans la seconde qu'elle y est pour toujours. De quoi est-elle faite ? Qui l'exhale ? – Qui ou quoi ? La végétation ? Les hommes ? La terre sèche du djebel tout proche ? Les parfums de femmes ? Tout cela mélangé ?

On ne le saura pas. Après deux ou trois jours, on ne la sent plus, bien sûr, mais elle est logée dans la mémoire, prête à rejaillir à tout moment, c'est certain.

De toute façon, le petit Didier s'en fiche un peu des parfums de l'Algérie, au moment où il descend de l'avion qui l'a amené de la base d'Orléans-Bricy, à celle de Bou-Sfer, à une vingtaine de kilomètres à l'ouest d'Oran. Il a d'autres soucis en tête, intimement mêlés à sa joie de retrouver ses parents, et Philippe, et Isabelle.

Vous vous souvenez qu'on l'a laissé, ce foutu gamin, en train de franchir les grilles du collège militaire de Saint-Cyr, sans espoir de retour. Deux ou trois mois plus tôt, Daniel ayant été muté là-bas, toute la famille s'était donc envolée pour l'Algérie. Ne me demandez pas pourquoi, sept ans après l'indépendance, il restait une base militaire française sur le sol algérien : je n'en sais rien et ne veux même pas le savoir.

Donc, dans les derniers jours de juin, le coeur sans doute un peu lourd de quitter cet endroit où viennent de se dérouler deux ans de sa vie, l'ex-sergent-major virtuel est conduit à la base aérienne d'Orléans. Voyage qui l'excite assez car c'est le premier qu'il va effectuer en avion (il a eu droit à un rapide baptême de l'air, quelques années plus tôt, mais on va dire que ça ne compte pas).

Pas de chance, le voilà embarqué dans un Transal (je ne sais même pas comment ça s'écrit, c'est vous dire), gros avion servant au transport de fret. Les rares passagers sont donc installés sur d'étiques sièges en grosse toile, dos à la carlingue. Les quelques hublots sont situés à un mètre cinquante du sol, il règne un vacarme d'enfer : toute la poésie du voyage.

Déjà, le petit Didier ne vomit pas son quatre-heures pendant le vol, on peut s'estimer heureux.

Et, finalement, le voici arrivé. Tout en marchant vers les bâtiments d'accueil, et cherchant à apercevoir ses parents parmi les petites silhouettes qu'il distingue, il se demande comment il va être reçu par eux. Il ne faut quand même pas oublier qu'il vient de se faire lourder d'un établissement de prestige auquel ses parents tenaient beaucoup.

[On imagine assez les rêves de Daniel, certains soirs. Après de solides études, son fils intégrait Coëtquidan ou Salon-de-Provence, sortait major de sa promotion, devenait un brillant officier, terminait général, peut-être même chef d'état-major – l'accomplissement d'une vie. Au lieu de ça...]

Je suis assez surpris d'être très chaleureusement accueilli et que, du nain, il ne soit point parlé. Tout le monde semble faire comme si. C'est une impression assez étrange, pas très agréable finalement : je ne sais pas trop comment me comporter. Suis-je censé annoncer la nouvelle moi-même ? Avec courage, je choisis le silence. Si tout le monde fait comme si, pas de raison que je me comporte autrement.

La lettre officielle annonçant mon exclusion définitive arrivera deux ou trois semaines plus tard. Là, on ne fera plus comme si (surtout mon père : il n'est pas très bon, dans le « comme si », et notamment en cas de renvoi de Saint-Cyr...).

Mais le petit Didier s'en moque un peu, désormais. Car, en l'espace de quelques semaines, il se produit chez lui quelque chose de stupéfiant (à ses yeux en tout cas) : une rétro-métamorphose. Comprenez que le charmant papillon se transforme soudain en une énorme et gigantesque chenille velue.

On appelle ça la puberté, à ce qu'il paraît. Moi, je veux bien, mais je trouve qu'ils auraient pu prévenir.

Les poils qui se mettent à pousser un peu partout, la bite qui s'allonge démesurément (enfin : aux yeux de l'enfant, hein ! parce qu'au bout du compte...), la voix qui se met à fluctuer d'une octave à l'autre sans avertir, les vêtements qui rétrécissent de façon incompréhensible : tout cela, encore, on pourrait s'en arranger assez bien.

Seulement, il y a le reste, l'immense reste. Pratiquement d'un jour sur l'autre – rappelez-vous –, les autres enfants perdent d'un coup tout leur intérêt. En revanche, les grandes filles en acquièrent un, et pas marginal le moins du monde. Justement, en voici une qui s'approche.

Elle s'appelle Marie-Paule, Marie-Paule Debard. Pour l'instant, elle traverse le terrain vague qui sépare de la plage la cité où sont logés les militaires français. Elle s'est certainement baignée, ses cheveux blonds sont encore humides.

Elle est arrivée de France environ cinq ou six semaines après moi. Est-ce que je suis tombé amoureux tout de suite, « au premier regard », comme dans les romans pour dactylos ? Je ne sais plus. Très vite, en tout cas.

Les élans du coeur, et surtout les transports de la chair, étaient facilités par le fait que, durant ce premier été algérien, la petite bande de jeunes adolescents à laquelle je m'étais facilement agrégé, a passé le plus clair de son temps sur la plage – donc, pratiquement à poil.

Et je me souviens avec une netteté presque cruelle à quel point le petit maillot deux-pièces jaune de Marie-Paule s'accordait parfaitement aux rondeurs qu'il était censé dérober à nos regards.

À la minute où le sentiment amoureux m'est tombé dessus, il a été rejoint par un autre, beaucoup moins enivrant : la certitude de l'échec. Ou plutôt, l'inutilité de tout ce que je pourrais entreprendre. J'avais treize ans et demi, elle en avait presque quinze, les quatre ou cinq autres garçons de cette petite bande réunie par les hasards des affectations paternelles en avaient seize : avec quelles armes aurais-je pu lutter ? Avec quoi briller ?

Je me suis tu. Ç'a duré un an et demi. On est devenu très bons copains, elle et moi – mais surtout elle.

Par sa seule présence, sur la petite plage d'Aïn-el-Turck, dans son petit maillot de bain jaune, elle a achevé de tuer le petit Didier, sans le savoir. L'enfance était derrière nous, et on lui a même claqué la porte au nez.

Dans les derniers jours de décembre 1970, lorsque la base militaire a été démantelée, en moins d'une semaine et dans l'affolement général, tous les Français sont repartis en même temps, ou presque. J'ai dit au revoir à Marie-Paule simplement, sur un ton dégagé, sobre, viril.

C'est normal : on était très bons copains.